11 décembre 2004

Travailler moins pour vivre mieux : partie 1 

L'analyse d'Artus et Maillard (voir note précédente) sur les 35 heures calculait que le dispositif tendait (à l'équilibre) à réduire le niveau de PIB français de 2,5 points. Une raison suffisante pour condamner une telle politique? Pas nécessairement. Car le PIB est, en tout cas à partir d'un certain niveau de richesse, est un indicateur assez imparfait du bien-être national.

En particulier, et c'est ce qui nous intéresse ici, il ne prend pas en compte le surcroît de bien-être généré par une augmentation du temps libre choisi (j'en avais déjà parlé il y a quelques mois à propos des comparaisons économiques transatlantiques et d'un papier d'Olivier Blanchard). L'un des bénéfices des politiques de réduction du temps de travail est en effet de permettre à des individus qui voulaient travailler un peu moins (pour prendre des week-ends prolongés, aller au musée ou au cinéma en semaine, faire plus de bricolage ou passer du temps le mercredi avec ses enfants) de le faire, alors que les arrangements pré-35 heures ne le leur permettaient pas.

Si l'on se place dans le cadre d'un marché du travail tel qu'il fonctionne dans les premiers chapitres d'un manuel standard de macroéconomie, cette affirmation est absurde : les individus choisissent librement leur temps de travail en fonction de leurs préférences. Non seulement tous ceux qui veulent travailler pour gagner plus peuvent le faire, mais aussi tous ceux qui veulent travailler moins pour augmenter leur temps de loisir le peuvent aussi. Et les comparaisons internationales montrent en apparence que les individus souhaitent majoritairement travailler plus (pour gagner plus) : au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, où le marché du travail est plus flexible, donc prenant mieux en compte, a priori, les préférences individuelles, le temps de travail annuel est largement supérieur à la moyenne européenne (respectivement 1707 et 1724 heures en 2002, contre 1567 pour l'UE, d'après des chiffres de l'OCDE).



Mais ce choix est-il vraiment totalement libre? On peut en douter. D'abord, il est évident que les individus n'ont qu'une influence limitée sur leur temps de travail au sein d'une entreprise. D'une part, les aléas de la production, d'une grosse commande à honorer à une réunion importante à préparer, s'imposent aux salariés. D'autre part, le refus de travailler plus (faire des heures supplémentaires pour absorber un pic de demande) ou la demande de travailler moins sont très souvent mal perçus par la hiérarchie, avec des conséquences négatives sur les perspectives de carrière.

Les données empiriques confirment ces intuitions théoriques : les sondages réalisés auprès des salariés américains et britanniques montrent régulièrement qu'ils souhaiteraient travailler moins. "Recent social research suggests that one of the reasons Americans work almost one-fifth more hours than Europeans do is a fear that if they don't, someone else will take their job. Surveys show that Americans would prefer to work less and have more time to enjoy leisure and family." soulignait ainsi un éditorial paru en août dernier dans le International Herald Tribune. De même, un article fameux publié en 1996 dans l'American Economic Review montrait que les avocats travaillant dans les grands cabinets souhaiteraient travailler moins, mais ne le peuvent pas, parce qu'ils passeraient alors pour des mauvais associés.

On retrouve des résultats similaires au Royaume-Uni : une étude réalisée par les économistes René Böheim et Mark Taylor (2001, pdf) montrait ainsi que "almost 40% of full-time employees prefer to work fewer hours at the prevailing wage, while about 5% prefer to work more hours."

Enfin, un temps de travail élevé, même librement choisi, peut relever d'un désir immédiat de gagner plus que son voisin, le voisin réagissant en travaillant plus, et ainsi de suite jusqu'à l'épuisement des protagonistes. Ce phénomène de "course aux armements", désigné aux Etats-Unis par l'expression "keeping up with the Joneses" peut avoir des coûts sociaux élevés. On peut ainsi penser à une élévation des dépenses de santé, à la dégradation de la vie en communauté et de la vie de famille, avec des effets sensibles sur l'éducation des enfants (sur ce dernier problème voir une critique de livre en trois parties sur le blog de Laura McKenna).

Il n'est pas impossible qu'une partie importante du revenu plus élevé des Américains leur sert simplement à réparer les conséquences du surtravail qui leur a permis d'obtenir ce revenu plus élevé. Dans ce cas, le PIB plus élevé est, en tout ou partie, un trompe-l'oeil : il signifie seulement qu'il faut payer plus cher pour obtenir un résultat équivalent en termes de bien-être national.

Dès lors, des dispositifs visant à diminuer le temps de travail peuvent être bénéfiques pour la société dans son ensemble, même dans les cas où les individus souhaitent travailler plus. Mais quels dispositifs? Tentative de réponse dans une prochaine note.

NB : Frappe préventive : je ne dis pas que les 35 heures sont une bonne politique. Juste qu'un examen honnête de leur impact doit prendre en compte tous les éléments pertinents. Je renvoie aussi le lecteur à une remarquable note d'Alexandre Delaigue d'Econoclaste sur le sujet des différences de temps de travail entre Europe et Etats-Unis. Je ne suis pas totalement d'accord avec sa conclusion, mais son tour d'horizon de la littérature économique est très utile.