18 janvier 2005

Affaire Canard-Juppé : la suite 

J'avais relayé, il y a déjà presque un mois, un article du Canard Enchaîné mettant en doute la solidité juridique de l'arrêt de la cour d'appel de Versailles condamnant Alain Juppé à 14 mois de prison avec sursis et (surtout) un an d'inéligibilité. A l'époque, le silence des médias avait été quasi-général. Seul le site du Nouvel Observateur s'était fendu d'un article reprenant l'information, prenant même la peine d'interroger un avocat sur la validité du raisonnement juridique du Canard.

Hier, grâce à Paxatagore, je découvre que Le Monde a consacré un long papier à l'affaire, dans son édition datée du mardi 18 janvier. Article qui n'apporte pas grande chose de nouveau par rapport aux révélations de décembre, mais qui a au moins le mérite de résumer correctement le problème juridique, ce qui me dispense de le faire moi-même (mais pas de renvoyer à une note de Paxatagore, qui contestait la thèse du Canard). Comme par hasard, l'AFP, AP et Libération, qui étaient resté très silencieux en décembre, se sont aussitôt engouffrés dans la brèche.

Pourquoi ce soudain regain d'intérêt? A cause d'une loi absurde du journalisme à la française : un article d'information n'a aucune valeur s'il n'est pas relié, même de façon complètement artificielle, à l'actualité immédiate. Or, on a appris hier le pourvoi en cassation de Louise-Yvonne Casetta, l'ancienne trésorière du RPR condamnée par la cour d'appel de Versailles à 10 mois de prison avec sursis. Est-ce que cela change quelque chose au cas Juppé? J'en doute. Le Monde annonce triomphalement, en ouverture de l'article sus-cité :
La clémence de la cour d'appel ne garantit pas à Alain Juppé la possibilité d'un retour en politique dès 2006. Condamné à Versailles (Yvelines), le 1er décembre 2004, à une peine nettement inférieure à celle qui lui avait été infligée en première instance par le tribunal de Nanterre (Hauts-de-Seine) - 14 mois d'emprisonnement avec sursis et un an d'inéligibilité pour "prise illégale d'intérêts" -, l'ancien premier ministre semble, en effet, avoir bénéficié d'une flagrante erreur d'appréciation des magistrats, qui pourrait justifier l'annulation de la décision par la Cour de cassation.
Le scénario serait donc le suivant : la cour d'appel de Versailles a effectivement commis une erreur grave de droit; la Cour de cassation va relever cette faute à l'occasion de l'examen du pourvoi de Casetta et en tirer argument pour annuler le jugement de Versailles; l'affaire est alors rejugée par une autre cour d'appel qui remettrait dix ans d'inéligibilité à Juppé (j'évite volontairement d'évoquer l'hypothèse de cassation sans renvoi, ou d'une confirmation de l'interprétation de la cour de Versailles par la cour de renvoi).

Une telle issue apparaît cependant très improbable, même en posant comme hypothèse que l'arrêt de la Cour de cassation ne sera aucune manière influencé par des considérations politiques.

D'abord, se posent des questions de procédure devant la Cour de cassation : le pourvoi en cassation de Casetta mentionne-t-il l'illégalité supposée évoquée par le Canard (et pourquoi diable le ferait-il d'ailleurs, vu que le pourvoi concerne le cas Casetta)? Sinon, les juges peuvent-ils soulever ce moyen d'office? Le problème spécifique à la peine de Juppé est-il une raison suffisante pour casser et renvoyer? Encore plus vicieux : est-il possible à la Cour de rejetter tous les moyens contenus dans le pourvoi de Casetta, de modifier néanmoins la condamnation de Juppé, et de déclarer qu'il n'y a pas lieu à renvoi (à mon avis, une telle hypothèse est une monstruosité juridique, mais sait-on jamais)?

Autant d'interrogations auxquelles je suis bien incapable de répondre, même avec l'aide de Google et d'un manuel d'introduction au droit, et sur lesquelles je sollicite, selon la formule consacrée, l'avis des juristes qui me lisent, s'ils me lisent.

Admettons cependant que Casetta obtienne gain de cause : le jugement de Versailles est cassé et renvoyé vers une deuxième cour d'appel. De surcroît, la Cour de cassation étend le bénéfice de la cassation aux autres parties, ce qu'elle peut faire mais à quoi elle n'est pas obligée. Les juges de fond pourraient-il alors modifier, dans le sens d'une plus grande sévérité, la peine de Juppé? A priori non, en raison du second aliéna de l'article 612.1 du Code de procédure pénale (justement mentionné par l'AFP et AP) :
En toute matière, lorsque l'intérêt de l'ordre public ou d'une bonne administration de la justice le commande, la Cour de cassation peut ordonner que l'annulation qu'elle prononce aura effet à l'égard des parties à la procédure qui ne se sont pas pourvues.

Le condamné qui ne s'est pas pourvu et au profit duquel l'annulation de la condamnation a été étendue en application des dispositions du premier alinéa ne peut être condamné à une peine supérieure à celle prononcée par la juridiction dont la décision a été annulée.
En clair, la cour de renvoi (la cour d'appel qui doit rejuger l'affaire à la suite de la cassation) voit sa liberté d'appréciation limitée : elle peut ou confirmer ou diminuerles peines des condamnés qui ne se sont pas pourvus, mais pas les augmenter. Cette disposition, fort raisonnable d'ailleurs, a été introduite par la loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, après avoir été suggérée par la Cour de cassation dans son rapport annuel pour 1999.

Il reste la possibilité, évoquée par le Canard en décembre, que l'affaire rebondisse au moment où Juppé s'inscrira sur les listes électorales ou retrouvera un mandat électif. En attendant, malgré ce que laisse entendre Le Monde, la Chiraquie peut dormir tranquille.