07 janvier 2005

La bourde en Heritage 

J'adore les classements économiques internationaux. Pas ceux de l'OCDE, bien sûr, qui sont globalement fiables et, à ce titre, indignes d'intérêt. Tenez, j'ai essayé de compulser leur dernier opus sur l'éducation (attention, gros pdf de 6 Mo) : c'est affreusement sérieux, plein de nuances et de notes méthodologiques, le tout sur près de 500 pages, à vous dégoûter de vouloir vous informer.

De loin préférables, car beaucoup plus amusants, sont les classements produits annuellement par les organes de presse et les think tanks "libéraux", dont le coeur de la méthodologie consiste le plus souvent à additionner des taux d'imposition marginaux et des pourcentages de dépenses publiques. Dans cette catégorie, il est très difficile de faire pire que l'inénarrable "Tax Misery Index" compilé par le magazine Fortune. Mais cela n'empêche pas les autres d'essayer.

C'est ainsi le cas de la très conservatrice Heritage Foundation, qui publie chaque année son "Index of Economic Freedom", c'est-à-dire un classement des pays en fonction de leur capacité à se conformer à l'image hayeko-lafferiste du pays idéal. Pour faire simple, chaque pays reçoit une note entre 1 (nirvana randien) et 5 (enfer marxiste) concernant 10 critères (politique fiscale, réglementation du secteur bancaire, politique commerciale, respect des droits de priorité, entre autres joyeusetés). On additionne le tout, on divise par 10 et hop, une jolie note globale de liberté économique qui permet ensuite de classer tout le monde.

Comme la vie est bien faite, les idéologues cravatés d'Heritage viennent justement de publier leur rapport 2005. Rapport qui n'a pas manqué de causer quelques étranglements dans les cercles libéraux. Car l'événement de l'année, comme le narre le Wall Street Journal, est l'inattendue sortie des Etats-Unis du top 10. Le pays qui nous a donné Arthur Laffer, Jude Wanniski ou Stephen Moore se retrouve à une lamentable 12e place, derrière le Danemark (8e) et un micropouillème de point devant purgatoire étatiste suédois (13e). A ce point, la seule chose qui empêche Milton Friedman de faire la toupie dans sa tombe est le fait qu'il soit encore vivant.

Cela dit, la situation n'est pas aussi dramatique qu'on pourrait le supposer : comme le montre le graphique ci-dessous, si les Etats-Unis sont dépassés, ce n'est pas tant que leur score se dégrade (leur score de liberté économique reste remarquablement stable depuis le classement 2002), mais plutôt parce que les autres pays progressent. Un truc marrant, quand même, c'est que la sous-composante "pression fiscale" était à 3,8 dans le classement 2001 et qu'elle est passée à 4,0 dans le classement 2005. A se demander à quoi ça sert que Bush se décarcasse. Y a pas de justice, vraiment.





En fait si. Car la France se classe cette année 44e, derrière des sanctuaires capitalistes bien connus comme l'Arménie (42e) ou l'Uruguay (43e). Cette fois, la surprise est faible : la France reste fièrement, depuis les débuts du classement en 1995, dans la catégorie "partiellement libre" ("hou, vilain pays socialisant", crie la foule des blogueurs libertariens; "bah, dernier pays soviétique", ajoute l'auditeur moyen de Radio Courtoisie). Qui plus est, le score français a fortement régressé depuis 1995, ce qui permet au moins à la France d'entrer dans un des nombreux top 10 de l'Heritage Foundation : une honorable dixième place dans le classement des "Top 10 Declined over the Index History" (pdf, page 8).

Que s'est-il passé? Un joli -bien que fruste- tableau Excel (ici), compilé par mes soins d'après les données d'Heritage (), permet de revivre cette passionnante histoire.

Au début de l'ère Chirac, la France vivotait tranquillement entre 2,3 et 2,34, au gré des ajustements fiscaux qui font la joie des budgets nationaux. Premier coup dur avec le classement 2000, la note "réglementation" passant de 2 à 3, sans doute sous l'effet de cette monstruosité socialisante que sont les 35 heures. Rebelote l'année suivante avec une note d'"intervention étatique dans l'économie" (définie par : "government's direct use of scarce resources for its own purposes and government's control over resources through ownership.") qui grimpe de 2 à 2,5, sans qu'on comprenne vraiment pourquoi, dans la mesure où les privatisations allaient bon train à l'époque. Bon, pour l'instant, rien de très grave, la France se maintient à 2,49, très légèrement en dessous des 2,5 symboliques (le maximum-minimum est de 5) qui ne le sont pourtant pas (note de 1 à 5). Et là, c'est le drame.





Sans doute mû par un tenace sentiment anti-jospinien, un crâne d'oeuf de l'Heritage Foundation décide inexplicablement de faire passer la note d'"intervention étatique" de 2,5 à 5. Ce qui place la France au même niveau d'interventionnisme que Cuba, la Corée du Nord ou l'Irak. Et alors qu'on voit difficilement en quoi la situation s'est aggravée (traduction pour mes lecteurs communistes : "améliorée") cette année-là, surtout à ce point. La note sur 5 mesurant l'"intervention étatique" est en effet calculée en prenant en compte deux facteurs :
Grading employs two tables that assign one score for each level of government consumption as a percentage of GDP and one score for each level of the share of government revenues from state-owned enterprises and property. The two scores are then averaged to obtain the final government intervention score for each country.
Vérifions : en 2000, les dépenses de l'Etat central (très mauvais indicateur au demeurant, vu que le périmètre varie selon les pays : c'est un coup à vous faire regretter l'indicateur "dépenses publiques" qui n'est déjà pas fameux) s'élevaient, selon l'INSEE (pdf 1), à 322,0 milliards d'euros. En 2001, elles avaient bondi à... 329,0 milliards, soit une augmentation vertigineuse de 2,2%. Quasiment en ligne avec l'augmentation de 1,9% du PIB (pdf 2) : pas de quoi faire varier autrement qu'à la marge le ratio dépenses de l'Etat/PIB.

Hum. Ce qui voudrait dire que le passage de 2,5 à 5 est entièrement dû à la sous-composante "contribution des entreprises publiques au budget de l'Etat". Notons d'abord l'absurdité numérique : je mets au défi le lecteur de trouver trois valeurs comprises entre 1 et 5 qui permettent de résoudre le système (a+b)/2=2,5 et (a+c)/2=5. Relevons ensuite qu'il est très improbable que la contribution budgétaire des entreprises publiques français ait explosé en 2001 : je sais, la bulle boursière, des résultats de folie, des dividendes de ouf, mais quand même, pas à ce point. D'ailleurs, l'INSEE confirme (re-pdf 1) que la part des "revenus de la propriété" -catégorie qui devrait peu ou prou recouper celle d'Heritage, je ne suis pas assez versé en comptabilité nationale pour en être certain- dans les recettes de l'Etat passe de 1,45% en 2000 à un faramineux 1,62% en 2001. Concluons donc que la hausse brutale de la note française est totalement injustifiée.

Ce qui tendrait fortement à valider l'hypothèse de l'erreur de codage ou du doigt qui glisse volontairement ou pas sur le pavé numérique. Et l'on se dit que la coquille va être corrigée dès l'année suivante. Ou l'année d'après. Ou d'après. Ou le jour où les compilateurs du classement se décideront à déverrouiller le pilote automatique. Apparemment ce jour n'est pas arrivé : le score d'"intervention étatique" de la France est restée bloqué à 5. En 2002. En 2003. En 2004. Et maintenant en 2005.

Mais est-ce si grave, se demande le lecteur sceptique? Diantre oui, réponds-je. D'abord parce que la boulette vaut à la France d'être honteusement volée : retranchons 0,25 points à son classement (retour à la note "intervention gouvernementale" de 2001) et voilà notre beau pays 35e, passant devant le Botswana, la Pologne, l'Uruguay et l'Arménie. Enlevons 0,3 points (retour à 2000) et nous sommes 29e, à égalité avec Malte et la Norvège.

Et ensuite, surtout, parce qu'il est impossible, au vu de cette erreur persistante, de prendre au sérieux le reste des données d'Heritage. Même en acceptant leurs critères de classement, dont certains sont éminemment contestables.

NB : Titre à faire suivre de l'indispensable, "un matin, au pays des cigales".