26 février 2005

Et si Guy Sorman arrêtait d'écrire des conneries? 

Et si Bush avait raison?" se demande (rhétoriquement, évidemment, Bush ne peut pas avoir tort) Guy Sorman dans le Figaro. L'interrogation est à la mode. Et je dois avouer que c'est une question que je me suis aussi fréquemment posé, ces derniers temps.

En général, le début de commencement d'un raisonnement intérieur laissant entrevoir la possibilité d'une réponse penchant vers le "oui" parvient à me troubler quelques secondes. Et puis, je me souviens d'un concept assez utile qu'utilisent les économistes : le coût d'opportunité. Qui permet de se rendre compte qu'il ne suffit pas qu'une politique ait des effets positifs pour qu'elle soit forcément désirable. Ainsi, mais nous l'avons
déjà dit (et nos camarades d'Econoclaste aussi), il ne suffit pas qu'une mesure économique "crée des emplois", selon la formule consacrée, pour qu'elle soit bonne.

Guy Sorman n'a pas l'air de connaître le coût d'opportunité. Il n'a pas l'air de s'intéresser beaucoup au monde réel non plus. Sa tribune commence par un joli morceau de wishful thinking (que je souligne) :


Il est étonnant que plus de mille soldats américains tués en Irak n'aient pas soulevé là-bas une émotion particulière, et les raisons qui furent initialement invoquées pour intervenir – les armes de destruction massive – sont à peu près oubliées : la guerre apparaît rétrospectivement comme juste – une guerre à la fois contre le terrorisme et pour la démocratie.

Ah, Guy Sorman, grand connaisseur de l'opinion publique américaine, qu'il doit certainement jauger en lisant quotidiennement les pages opinion du Wall Street Journal. Pendant ce temps, dans les sondages :
  • Pew, 16-21 février 2005 : "Do you think the U.S. made the right decision or the wrong decision in using military force against Iraq?" Right decision : 47% / Wrong decision : 47%
  • NBC News, Wall Street Journal, 10-14 février 2005 : "When it comes to the war in Iraq, do you think that removing Saddam Hussein from power was or was not worth the number of U.S. military casualties and the financial cost of the war?" Worth it : 44% / Not worth it : 49%
  • Harris, 7-10 février 2005 : "All in all, do you think it was worth going to war in Iraq, or not?" Worth going to war : 48% / Not worth going to war : 50%
Notre auteur continue, imperturtable, en en rajoutant une (grosse) couche, avec un argument que les habitués des blogs pro-Bush ont déjà dû lire quelques milliers de fois :

On rappellera en particulier, parce que c'est rarement signalé en Europe, que plus de trois cent mille cadavres, exécutés du temps de Saddam Hussein, ont été exhumés de charniers découverts par l'armée américaine.

Peut-être la raison pour laquelle on le signale rarement en Europe est que c'est un mensonge pur et simple :

Downing Street has admitted to The Observer that repeated claims by Tony Blair that '400,000 bodies had been found in Iraqi mass graves' is untrue, and only about 5,000 corpses have so far been uncovered.

Sorman poursuit :

Même l'opposition démocrate à George W. Bush est à peu près ralliée à l'intervention armée, à commencer par la prochaine candidate, Hillary Clinton.

Tiens, Sorman connaît déjà les résultats de la primaire démocrate de 2008? A croire qu'il a fait un tour au CPAC le week-end dernier. D'ailleurs, le "ralliement" de l'opposition démocrate qu'évoque Sorman est difficilement compréhensible. Soit il parle du principe d'une intervention armée, et alors une bonne moitié de l'opposition démocrate s'était déjà ralliée dès octobre 2002, avec le vote de la "Joint Resolution to Authorize the Use of United States Armed Forces Against Irak". Soit il implique que les démocrates se sont aujourd'hui ralliés aux conditions dans lesquelles cette intervention armée s'est produite, et c'est une contre-vérité. Voilà ce que disait Hillary Clinton au Sénat, le mois dernier, en expliquant son vote en faveur de la confirmation de Condi Rice comme Secretary of State :

The Administration and Defense Department's Iraq policy has been, by any reasonable measure, riddled with errors, misstatements and misjudgments. From the beginning of the Iraqi war, we were inadequately prepared for the aftermath of the invasion with too few troops and an inadequate plan to stabilize Iraq. Today, we are reaping the consequences of those decisions with continuing tragic losses of American and Iraqi lives, a full-fledged insurgency in Iraq and a lack of security and stability in many areas. In fact, the National Intelligence Council, the CIA's own think tank, recently stated that Iraq has now replaced Afghanistan as the prime international terrorist haven -- a deeply disturbing result of our problematic policies.

Les mêmes approximations se retrouvent dans la façon dont Sorman aborde la question israelo-palestienne :

La paix soudain possible entre Israéliens et Palestiniens renforce aussi l'analyse de Bush et du clan conservateur qui, depuis quatre ans, subordonnaient toute négociation à une démocratisation préalable du camp palestinien ; la mort d'Arafat aidant, le nouveau président palestinien semble avoir été élu dans des circonstances plus démocratiques que tous les leaders du monde arabe.

Je n'avais plus, depuis plusieurs années, aucune confiance dans la capacité d'Arafat à se conduire comme un homme d'Etat. Mais n'oublions pas qu'il aussi était élu en 1996, "dans des circonstances plus démocratiques que tous les leaders du monde arabe". N'oublions pas non plus, comme l'écrivait Matthew Yglesias, que le choix d'Abbas, pour encourageant et promoteur qu'il soit, a été tout sauf spontané :

Chait concedes, of course, that there was some element of luck here, but asserts that "some pain was probably necessary not only to stop terrorist attacks but also to persuade the Palestinians to elect a moderate like Mahmoud Abbas, who would renounce violence." This would strike me as a sound point if what had happened during the Palestinian election was that Abbas won a free and fair election against a popular, more rejectionist leader. But that isn't actually what happened. Instead, Abbas' leading rival was basically forced out of the race by a combination of pressure from external actors (not just the US, but also the EU and, it seems, the leading Arab governments) and the much-disparaged Fatah leadership. Basically, Arafat died and then the international community muscled Abbas in as his replacement.

Tout cela ne remet pas à cause le fait que les progrès au Proche-Orient sont réels, et que la politique américaine à ce sujet est très encourageante. La décision de débloquer des moyens financiers importants en faveur de l'autorité palestinienne -et les pressions diplomatiques sur les pays arabes pour qu'ils fassent de même- est une excellente mesure. Mais la situation est tout sauf réglée : l'administration Bush s'était aussi engagée positivement à Aqaba en 2003, avant de laisser la situation se dégrader à nouveau une fois les premières difficultés rencontrées. Le chant de la victoire entonné aujourd'hui par le néocons ressemble trop à celui du printemps 2003 pour que l'on ne s'en méfie pas.

Donc, oui, comme l'écrit Sorman, les signes d'une évolution (
très lente) en Arabie Saoudite, en Egypte ou en Syrie doivent être salués. Mais on sait qu'une élection ne fait pas une démocratie, et qu'il est parfaitement possible, pour des autocrates habiles, de s'abriter derrière un vernis de libéralisation qui ne remet en rien en cause leur pouvoir. Sorman ne l'a visiblement pas compris, qui écrit que "probablement, s'ils pouvaient voter, [...] les Tunisiens se débarrasseraient de Ben Ali [...] et les Iraniens des ayatollahs".

L'une des plus grandes fautes des néoconservateurs est de croire (ou de faire croire) que des élections libres produiraient automatiquement, partout, des régimes favorables aux valeurs et aux intérêts des Etats-Unis. Le vrai test de la cohérence idéologique de la vision américaine de promotion démocratique réside en fait dans le choix de soutenir l'opposition dans les pays alliés des Etats-Unis. L'exemple de la
Jordanie montre qu'on en est très loin.

Enfin, l'affirmation selon laquelle l'Europe n'aurait pas de stratégie démocratique à opposer au wilsonisme botté des Etats-Unis est complètement fausse. Comme le soulignait à juste titre
Olivier Duhamel sur France Culture jeudi dernier, la construction européenne -bien aidée par le bouclier militaire américain- a permis d'étendre la sphère de la démocratie libérale (c'est-à-dire non limitée aux élections, mais également respectueuse de l'Etat de droit) à l'Europe du sud et à l'Europe de l'est.

Les néoconservateurs à la Sorman peuvent se gausser de ces élites européennes (plutôt française, allemande et belge, puisque qu'apparemment tous les autres pays européens sont désormais alignés sur la ligne du PNAC) qui "estiment que le commerce et la diplomatie valent mieux que l'écriture de l'histoire et l'exportation de la démocratie". En oubliant que le commerce et la diplomatie, correctement employés, peuvent aussi permettre d'écrire l'histoire et d'exporter la démocratie. Et de façon souvent plus durable et moins coûteuse qu'une stratégie de "regime change".