02 mars 2005

Binge and purge 

Comme si l'affaire Fischer ne suffisait pas, le gouvernement Schröder affronte depuis hier une méchante bourrasque politique provoquée par la publication des chiffres du chômage :
L'Allemagne comptait le mois dernier 5,216 millions de sans-emploi, en données brutes, soit 12,6 % de la population active (20,7 % à l'Est et 10,4 % à l'Ouest) et 177 000 chômeurs de plus en un mois. Cela représente 11,7 % en données corrigées des variations saisonnières, à rapprocher des 10 % français.
Avant de taper comme des sourds sur le pauvre ministre de l'emploi Wolfang Clement (et de faire dans l'autotriomphalisme franchouillard sur le mode "10% de chômage, finalement, c'est pas si mal"), il est utile de remettre les choses en perspectives. Par exemple en comparant ce qui est comparable, ce à quoi nous aide le graphique ci-dessous, que je pique au Frankfurter Allgemeine Zeitung (la ligne bleue correspond aux données harmonisées du Bureau International du Travail) :



Cela dit, il est indéniable que l'Allemagne va vraiment mal : croissance anémique, chômage sur une pente ascendante, moral dans les chaussettes et interrogations permanentes sur le thème du déclin et de la crise du modèle allemand (on se croirait aux Etats-Unis à la fin des années 1980...). Il est clair que le double choc de la réunification et de l'entrée dans l'euro (à un taux de change relatif trop élevé) continue de lourdement peser sur l'économie allemande. Mais la réunification date de plus de 14 ans, l'euro de 6 et le bout du tunnel ne semble toujours pas en vue. Faut-il désespérer?

The Economist affirmait que non, il y a 10 jours, en soutenant la purge actuelle, nécessaire pour corriger la suréévaluation des coûts salariaux allemands. Ce qu'illustre ce graphique montrant la vertu allemande en termes de réduction des coûts (par rapport à d'autres pays de la zone euro), et la première récompense, sous forme de boom des exportations :



Et la croissance, dans tout ça? Elle finira bien par arriver, affirmaient les édiorialistes de The Economist :
But if German business is in such great shape, why is the country's economy not growing more strongly? The blame lies with weak consumer spending and business investment, largely as a consequence of the successful efforts of German firms to become fitter. Real wages have been squeezed and workers, fearful of losing their jobs and of looming cuts in welfare benefits, are saving more. Higher profits will eventually encourage new investment and jobs, but the short-term cost is weaker growth.
Le refrain est connu : les réductions des coûts d'hier sont les profits d'aujourd'hui qui seront les investissements de demain et les emplois d'après-demain. C'est le capitalisme à la sauce victorienne : la vertu finit toujours par payer.

Pendant ce temps, aux Etats-Unis, les ménages empruntent à tour de bras, la politique monétaire reste, selon la formule consacrée, très "accomodante" et la politique budgétaire demeure ultra-stimulante. Et les banques centrales asiatiques prêtent aux Américains l'argent qui leur permet d'acheter des profuits fabriqués en Asie. Les excès d'aujourd'hui se "payent" par un rythme de croissance aux alentours de 4% par an. Triomphe du vice? The Economist s'élevait évidemment contre une telle idée :
Against the 11% of their income put aside by Germans, American households save less than 1%. America's government is also far more spendthrift: adjusted for the economic cycle, its budget deficit is twice as large as Germany's. As a result of inadequate saving, America has a current-account deficit of 6% of GDP. By contrast, Germany has a surplus of 3%. It is true that less saving and more borrowing has propped up consumer spending in America, but one wonders how long that can last. Without higher saving, American investment and hence future living standards will eventually be constrained. In some ways, a Martian might argue, America's economy needs more restructuring than Germany's.
La thèse moralisante selon laquelle "le crime ne paye pas" en matière économique renvoie évidemment à l'une des maximes cardinales de la discipline : il n'y a pas de repas gratuit (contrairement à ce qu'essaye une fois de plus de vous faire croire Econoclaste). Elle permet aussi de citer l'école autrichienne au détour d'une conservation, ce qui a une certaine classe.

Paul Krugman, quand il écrivait encore des bouquins d'économie, avait argué, dans The Return of Depression Economics, de la dangerosité d'une telle thèse. Parce que l'économie est aussi affaire d'anticipations, et que la crise nourrit la crise. Parce que la phase de restructuration entraîne des coûts persistants : hystérèse du chômage (pdf), perte de légitimité du politique, dégradation durable du tissu social. Et donc qu'il est légitime, pour les autorités politiques, de tenter à toute force de briser le cercle vicieux, en ouvrant les vannes du crédit et de la dépense publique. Ce qu'ont fait et l'administration américaine, et la réserve fédérale, dans leurs actes et dans leurs discours, depuis 2001.

Qui a raison? Cela dépend, répondrait tout bon économiste. Coupons donc la poire en deux : il me semble que les Etats-Unis auraient grand besoin, aujourd'hui, d'un peu plus de vertu. Et que l'Europe, l'Allemagne en particulier, est en mal de "vice".