22 avril 2005

Droit de réponse : partie 1 

Il y a déjà longtemps, j'avais eu l'imprudence de commettre une note raillant les contradictions internes du (censément confidentiel) "diagnostic sur la France de 2005" rédigé par les responsables du projet du Parti socialiste. Bien mal m'en a pris. D'abord parce, lisant de travers un article du Monde mettant les deux textes en regard, j'ai critiqué la contribution officielle en me basant sur des extraits du texte rédigé par le Nouveau Parti socialiste.

Ensuite parce que j'avais, pour réfuter une assertion du NPS, cité un article coécrit par l'économiste Paul De Grauwe (Université catholique de Louvain, et sénateur belge à l'époque) et Filip Camerman (Sénat belge, sans doute collaborateur de De Grauwe). Et que le choix de cette référence m'a valu un long et redoutablement écrit mail de protestation d'un lecteur, qui est allé lire cette étude et en conteste vigoureusement les conclusions.

Reprenons tout depuis le début. Voilà ce que j'écrivais, en cette fatale journée du 21 mars 2005 :
[L] es quelques extraits du "diagostic sur la France de 2005" (présenté comme une étape dans l'élaboration du projet) presentés par Le Monde sont franchement décevants. Notamment quand le texte [NDCP : il s'agissait donc bien du texte de la contribution du NPS, contrairement à ce que je disais initialement dans la note] sort des truismes pour tomber dans l'erreur d'analyse pure et simple :
Un nouvel ordre économique mondial s'est installé, caractérisé par une polarisation économique autour des entreprises transnationales, nouveaux maîtres du monde, qui imposent leur loi à des concurrents, aux consommateurs, aux Etats et aux institutions nationales.
Je ne doute pas que la dénonciation rituelle de la puissance écrasante et grandissante des multinationales rassurera l'aile altermondialiste du PS, mais cet argument est largement faux. En fait, les données montrent qu'il n'y a aucun signe concluant d'une augmentation récente de la taille et du pouvoir économique et politique des plus grandes entreprises mondiales (voir cette étude - pdf).
La question qui nous intéresse ici est donc double : la taille des entreprises multinationales par rapport aux pays est-elle allée en s'accroissant avec la mondialisation (mondialisation définie ici arbitrairement, quitte à faire hurler les puristes, comme la phase d'ouverture interne et externe des marchés depuis la fin des années 1970)? De manière connexe, mais pas forcément directement déductible en fonction de la réponse à la première question, leur puissance par rapport aux Etats a-t-elle dans le même temps augmenté?

L'étude répond respectivement 1. franchement non (et c'est peut-être même le contraire) et 2. mollement non (il n'y a pas assez d'éléments pour conclure à une augmentation du pouvoir des multinationales).


La folie des grandeurs

Sur la question de la taille, l'intérêt de l'étude de De Grauwe et Camerman est de calculer des chiffres de valeur ajoutée pour les plus grandes multinationales. Trop souvent, en effet, on a tendance à comparer le chiffre d'affaire des entreprises (ce qui inclue les consommations intermédiaires) avec le PIB des pays (qui est l'addition de l'ensemble des valeurs ajoutées sur un territoire national). Ce qui revient à comparer des pommes avec des oranges, et à exagérer la taille des multinationales par rapport aux pays. L'étude qui nous intéresse corrige ce biais fréquent, aux imprécisions de la méthodologie près.

Cette comparaison sur les valeurs ajoutée permet d'obtenir deux résultats distincts :

1. D'abord, la taille des multinationales par rapport aux pays n'est pas aussi importante qu'on le pense habituellement : en 2000, sur les 100 premières entités économiques en termes de valeur ajoutée, 63 étaient des pays et 37 des entreprises. Plus important, seules deux entreprises se trouvent dans le Top 50 : Wall-Mart est 44e, Exxon 48e. Comme le montre le graphique ci-dessous, les pays les plus riches (en bleu fluo) sont beaucoup plus "grands", en termes de valeur ajoutée, que les plus grandes entreprises multinationales (en bleu foncé).




2. En second lieu, un calcul extrapolé sur les chiffres de 1980 montre que la part des 50 plus grandes entreprises mondiales dans le PIB mondial a légèrement décru entre 1980 et 2000 (voir graphique).



Ce qui permet aux auteurs de conclure : "There is no doubt that multinationals are large and that their size has increased. Surprisingly, though, multinationals are not as big as it seems. [...] Moreover, the multinationals have not become larger in relations to the nation-states during the last twenty-years." (p 10)


Pouvoir, mon beau pouvoir

Répondre à la seconde question, celle du pouvoir des multinationales, est plus délicat. Le fait de savoir que la taille des plus grandes multinationales n'a pas augmenté par rapport à celle des pays ne préjuge pas de l'évolution de leur puissance, comme le notent les auteurs : "although size and power are correlated, the correlation is far from perfect" (p 10). Qui plus est, il est difficile de mesurer directement la "puissance" d'un acteur.

Voilà qui est fâcheux. Le chercheur cherche donc a ruser. D'abord, preuve qu'il connaît son Descartes ("diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre"), il coupe la question en deux : on distingue, au sein de l'agrégat "puissance", une composante "puissance économique" (la capacité à vendre à un prix supérieur à ses coûts marginaux, donc à engranger des surprofits) et une "puissance politique" (la capacité à influencer les acteurs politiques pour préserver sa position sur un marché).

Pour tenter de mesurer l'évolution de la puissance économique des multinationales, les auteurs recherchent des preuves d'une tendance générale à une plus grande concentration des marchés. Les études à ce sujet ne permettent pas d'en déceler : "There is no evidence that [the] concentration indices have increased systematically. In some sectors, concentration has increase, in others it has declined."

Quant à la "puissance politique", De Grauwe et Camerman partent du principe qu'elle est décelable dans l'évolution du classement des multinationales. Si les grandes entreprises étaient si puissantes, elles parviendraient sans mal à influencer plus ou moins légalement le législateur et/ou les autorités de régulation pour conforter leur position sur leur marché. Or, constatent les auteurs, sur les 50 premières multinationales industrielles recensées par Fortune en 1980, seules 30 y étaient encore en 2000 (voir graphique ci-dessous). Du top 20, il n'en reste que 9. Et seulement la moitié des entreprises du top 10 de 1980 s'y trouvaient encore en 2000.

Une étude sur une période plus courte (1994-2000) montre que le turn-over est encore plus rapide concernant les entreprises de services : sur les 50 premières en 1994, seulement 21 sont encore dans le top 50 en 2000. Et d'ajouter, cerise statistique sur leur gâteau démonstratif, que le coefficient de dispersion de la taille des entreprises par sous-groupe va en se réduisant, ce qui prouve que la puissance des entreprises tend à s'égaliser et que ma phrase est passablement obscure.



Fin de la démonstration. Triomphants, les auteurs peuvent conclure : "multinationals have not grown in size relative to the nation-states nor have they become more powerful in the last twenty years". Et d'expliquer le décalage entre la réalité d'une diminution du pouvoir des grandes entreprises et la perception de leur toute-puissance par un retour à la mode de l'anti-capitalisme primaire.


Le mythe des "51 entreprises"

Mais cette conclusion tient-elle réellement la route? Mon correspondant, qui se présente comme un "gauchiste non-repenti" (ce qui n'est pas une tare, d'ailleurs : je l'étais moi-même aussi avant de me repentir), soutient que non, non et non. Et brillamment, en plus. Prenons ses arguments dans l'ordre, ordre qui correspond, comme le monde est bien fait, à celui de l'étude.

Sur la première partie (la taille), mon lecteur s'agace de la volonté des auteurs de réfuter la thèse selon laquelle "corporations are now typically bigger than the typical country in the world". Et réplique que :
[L]es économistes devraient cesser d'attribuer aux altermondialistes des idées stupides que je n'ai jamais eu le loisir de retrouver dans leurs textes (et Marx sait combien j'en ai dévoré), c'est à dire de rechercher des victoires sans péril et des triomphes sans gloire sur des adversaires fantômes.
Autrement dit, De Grauwe et Camerman auraient recouru au fourbe procédé rhétorique du "straw man" (au passage, encore une utile expression anglaise qui manque cruellement à notre vocabulaire français).

Il me semble que, sur ce point, mon lecteur fait un mauvais procès aux auteurs. Certes, la formule qu'il cite est assez malheureuse : après avoir parlé pendant toute leur démonstration de multinationales, de grandes multinationales ou de grandes entreprises, ils utilisent subitement, page 5, le terme entreprise ("corporation"), ce qui n'a plus de sens : il est évident que le but de l'exercice n'est pas de comparer une entreprise moyenne à un pays de taille moyenne. Admettons la coquille, ou la maladresse d'expression, et revenons au fond. Les auteurs se battent-ils, ici, contre un "adversaire fantôme"? Revenons au début de l'étude (p 2) et à l'affirmation des altermondialistes que contestent De Grauwe et Camerman :
The most popular way to express [the claim that multinational corporations are very big] is that among the 100 biggest "economies" in the world 51 are corporations and only 49 are countries, giving the impressions that large corporations are now larger than the average nation-state.
On peut critiquer le sens implicite que donnent les auteurs à cette statistique, mais le coeur de leur critique porte sur la statistique en elle-même.

Et il s'avère qu'effectivement la comparaison entre le PIB d'un pays et le CA d'une multinationale est une erreur classique et un cliché de la littérature altermondialiste. Comme le notent De Grauwe et Camerman, l'affirmation "sur les 100 premières entités économiques du monde, 51 sont des entreprises" a été popularisée par un rapport de l'ONG Corporate Watch paru en 2000. Google donne 315 occurences de reprise textuelle de cette affirmation en anglais. Il est peu douteux qu'elle soit répétée beaucoup plus de fois sous des formes différentes. D'autant que Naomi Klein a repris la statistique dans son ouvrage No Logo.

En français, l'affirmation était déjà citée par Bernard Maris dans son Ah Dieu, mais que la guerre économique est jolie (1998, preuve que Corporate Watch n'avait rien inventé). On la retrouve dans des textes de diverses associations de gôche. Plus étonnant encore, elle se glisse dans une tribune de l'ancien ambassadeur du Canada auprès de l'OCDE, dans un discours de Lionel Jospin au cours d'un forum organisé par l'ONU en février 2002 et même dans les transparents... du PDG d'AXA Investment Managers pour un discours sur l'investissement socialement responsable (fichier .ppt).

L'arbitre impartial et objectif que je suis se dois donc d'accorder, après avoir concédé qu'une phrase aurait effectivement eu put être mieux rédigée, un point à De Grauwe et Camerman sur le fond. Leur étude, en sa première partie, est une utile mise au point sur un cliché effectivement répandu.

Mais les choses se gâtent pour nos auteurs et pour ma pomme. Parce que la critique de mon correspondant est beaucoup plus détaillée et convaincante en ce qui concerne la seconde partie de l'étude, celle qui traite de l'évolution de la puissance des multinationales. C'est ce que nous verrons demain, parce que, décidément, cette note est déjà beaucoup trop longue.