24 avril 2005

Droit de réponse : partie 2 

Pour ceux qui ont raté l'épisode précédent, rappelons que les sieurs De Grauwe et Camerman s'étaient plutôt bien sortis de la première partie : non seulement ils avaient eu droit à une exposition détaillée et gratuite des conclusions de leur étude (le pdf est toujours ), mais, en plus, ils avaient remporté, sur le fond, le premier round de leur confrontation avec les critiques de mon lecteur. Plus surprenant encore, leur belgitude manifeste ne les avait exposés à aucun calembour foireux.

Mais tout cela va changer, une fois.


Où l'on commence les travaux de démolition

La seconde partie de leur démonstration, visant à montrer que le pouvoir des multinationales n'a pas augmenté dans la période récente, fait en effet l'objet d'une attaque en règle de la part de mon correspondant.

Le développement liminaire sur la stabilité du pouvoir économique des firmes multinationales est d'absence balayé pour cause d'une absence de références académiques :

Et en lieu et place des références que l'on est en droit d'attendre (même dans un working paper), Plic et Ploc nous livrent quelques platitudes sur le téléphone et Microsoft. Nous voilà donc bien avancé.

Difficile de ne pas être d'accord : la bibliographie en fin d'étude ne contient que trois références, celles des sources altermondialistes critiquées dans le texte. A tous le moins, les auteurs auraient au moins pu name-dropper deux ou trois économistes reconnus dans leur partie sur la concentration des marchés, histoire de permettre au lecteur d'aller vérifier la solidité de leurs conclusions. Cela ne veut pas dire que leur conclusion est infondée. Mais le sérieux de l'étude en prend un coup (il serait intéressant de voir si les références ont été ajoutées dans la version publiée de l'étude).

Et pourtant, ce n'est rien à côté de ce qui va suivre. Car les conclusions en termes de pouvoir politique que tirent les auteurs de leur graphique sur les top 10/20/50 des multinationales sont ensuite rejetées, preuves à l'appui :

[Si] l'on examine leurs données, on arrive à la conclusion que le pouvoir politique des entreprises augmente entre 1980 et 2000! Je m'explique en m'attardant sur le top 50. Nos deux Garcimore constatent l'existence d'un turn over. Fort bien. Ils en infèrent une augmentation du pouvoir politique. Là c'est magique, plus fort que le coup du lapin et du chapeau (et de très loin). Car le seul constat du turn over ne nous apprend strictement rien de l'évolution du pouvoir politique. Ce qui importe pour répondre à cette question, c'est de savoir si la durée moyenne de présence des entreprises dans le top 50 tend à diminuer ou à augmenter, si le turn over accélère ou décélère. [...] Une accélération du turn over signifierait une diminution de la durée moyenne de présence des entreprises. Elles auraient donc – toujours selon leur hypothèse de travail – moins de temps pour se constituer un pouvoir politique, qui doit aller diminuant. Or qu'observe t'on, d'après leurs propres données? Exactement l'inverse! Entre 1980 et 1990, le flux sortant est d'un peu moins de deux entreprises par an (1,8 pour être exact). Entre 1990 et 2000, le flux sortant n'est plus que de 0,7 entreprise par an. La durée moyenne de présence augmente donc sensiblement.

Rien à dire. De Grauwe et Camerman ont gravement merdé dans leur analyse et se font prendre en flagrant délit de lecture erronée de graphique (reproduit ci-dessous, pour le confort visuel des lecteurs). [Add (25/04) : Si, à dire, en fait, pour des raisons de différence entre taux de sortie et de turnover expliquées en commentaires. Pas que ça rende la méthodologie de De Grauwe et Carmerman moins problématique, mais ma formulation initiale est clairement excessive, en plus d'être grossière. Pour, j'espère, conclure sur ce point : les auteurs ont raison de dire que le classement évolue. Non, les données ne nous permettent pas de savoir si le turnover se ralentit ou pas sur la période. Et non, cela ne nous apprend rien sur l'évolution du pouvoir politique des multinationales.]




Où la maison tombe sur le chien

Histoire de remuer encore plus la frite dans les plaies de nos amis belges, leur méthodologie se prend aussi une volée de bois vert :

This is good news in the sense that a large part of those who were powerful in the past have lost some (or all) of their power, while others who had little power, increased it quickly." Nos deux Grands Penseurs de la Science Economique manifestent ici l'universalité de leur génie en proposant rien moins qu'une refondation de l'arithmétique, avec leur Grand Théorème : quelque chose moins autre chose égale zéro (à peu de chose près). Que ça ne soit pas toujours les mêmes qui graissent la patte des représentants du bon peuple (assez couillon pour avaler les balivernes altermondialistes) ne dit pourtant rien, strictement rien, de l'évolution de la puissance politique de ces top 10/20 et 50. Or l'influence politique des entreprises est médiatisée par des groupes de pression. On me rétorquera alors sûrement que ces "top" ne sont pas constitués en groupes de pression. Et je répondrai alors que l'UNICE ne rassemble pas d'obscures PME de province.
Tout cela est très vrai. Pour mieux faire comprendre l'idée, supposons qu'il soit possible d'attribuer un coefficient de pouvoir à des entreprises. Par exemple, le top 5 comprendrait, en année 1, des multinationales "scorant" respectivement 2 500, 2 200, 1 800, 1 600 et 1 500. Supposons que l'année suivant, la puissance de ces entreprises soit restée identique mais que deux multinationales moins bien placées précédemment atteignent respectivement 2 100 et 1 900 de puissance. Le top 5 s'en trouve bouleversé : les entreprises à 1 600 et 1 500 sont éjectées. Hourrah, s'écrient De Grauwe et Camerman, le turnover prouve que les entreprises ne sont pas aussi puissantes qu'on le dit. Alors qu'en fait, la puissance moyenne des 5 premières multinationales a augmenté...

Certes, répondraient les auteurs, mais l'ascension de nouvelles entreprises ne se serait jamais produite si les entreprises originelles du top 5 avaient étaient suffisamment puissantes pour instaurer des barrières à l'entrée. Ce n'est pas faux, mais c'est oublier que l'action de lobbying des entreprises ne visent pas qu'à se prendre des parts de marché entre elles (là, c'est la puissance relative qui compte, car le jeu est à somme nulle). Il est beaucoup plus efficace de chercher aussi, et surtout, à étendre la taille du marché ou à réduire les facteurs de coûts (régulations, conventions collectives) pour tout le monde. Dans ces configurations, c'est bien, comme le note mon correspondant, la puissance totale des entreprises constituées en groupe de pression, au niveau sectoriel, national ou international, qui compte dans les négociations avec les pouvoirs publics ou les syndicats.

Il faut noter aussi qu'assimiler la puissance à la possibilité d'ériger des barrières à l'entrée n'a vraiment d'intérêt qu'à condition de ne considérer qu'un seul marché - la définition du marché pertinent étant d'ailleurs l'un des grands problèmes des autorités antitrust comme le DOJ ou la Commission européenne. Raisonner sur des classements mondiaux intersectoriels rend la recherche d'un tel effet complètement vaine (Nokia a un intérêt à utiliser son pouvoir politique pour freiner la croissance d'Alcatel, mais se fout royalement du développement ou pas d'Exxon).

Et c'est aussi oublier que le classement se modifie naturellement avec l'expansion ou la réduction des marchés : je veux bien qu'une entreprise puisse abandonner une activité condamnée et chercher à sauter dans le train en marche d'une activité d'avenir. Les exemples de reconversion réussie de multinationales ne sont pas les plus fréquents, mais ils existent : IBM a pu passer, en 25 ans et avec beaucoup de difficultés, des supercalculateurs au conseil informatique. Mais il semble difficile d'arguer aussi que la puissance d'une entreprise sur le marché A puisse lui permettre d'instaurer des barrières à l'entrée sur un marché B sur lequel elle n'est pas même encore présente. De quelque manière qu'on la tourne, la méthodologie de De Grauwe et Camerman semble toujours problématique.

Une dernière critique pour la route? Les dernières statistiques, sur le coefficient de dispersion de la taille des multinationales au sein des top 10, 20 et 50 sont totalement hors-sujet :
[I]ls jugent utile d'en rajouter une couche en portant leur attention sur les inégalités de taille au sein de ces trois groupes. Pour montrer quoi? Que le pouvoir relatif des plus grandes entreprises des trois groupes va diminuant (d'après leur indicateur) entre 1994 et 2000. Ai-je besoin de commenter ce drolatique hors sujet? Je rappelle tout de même, à toutes fins utiles, que le sujet était l'évolution du pouvoir politique des grandes entreprises, non celle de leur pouvoir politique relatif.
N'en jetez plus, nos auteurs sont déjà K.O. Et votre fidèle blogueur, marri de s'être laissé aller à conseiller un article dont plusieurs des conclusions sont manifestement problématiques ou franchement erronées, n'a déjà plus assez de doigts à se mordre pour exprimer sa contrition.


Où l'on tente malgré tout de sauver quelques meubles

Est-ce à dire, néanmoins, que l'étude est sans intérêt? Non.

D'abord, parce que la première partie est utile pour réfuter une assertion répandue et simpliste sur la taille comparée des entreprises et des Etats. (Cela dit, elle a le défaut de conforter l'idée que ce type de comparaison chiffrée est utile, alors que les Etats et les multinationales sont ontologiquement radicalement différents, comme le notait Martin Wolf dans un article qui reprenait d'ailleurs une partie des conclusions discutables de De Grauwe et Camerman. Les calculs sommaires des auteurs sont aussi critiquables, comme le notait Bernard en commentaires de la note précédente). Leur méthodologie a d'ailleurs été reprise par la CNUCED/UNTCAD en 2002.

Et, ensuite, parce que les auteurs posent de bonnes questions, comme le concède charitablement en conclusion mon correspondant :
Leur idée de base pour l'analyse du pouvoir économique n'est pourtant pas idiote, elle est même plutôt séduisante. Elle aurait cependant mérité un autre traitement. Elle aurait surtout besoin d'être problématisée. Bref, Plic et Ploc posent des questions intéressantes (j'essaye d'être indulgent), essentiellement d'ordre méthodologique (quels outils pertinents pour l'analyse des pouvoirs économiques et politiques?), mais sont incapables de les exprimer. Encore moins, évidemment, d'y répondre.
La question demeure, donc : les multinationales sont-elles plus puissantes aujourd'hui qu'il y a 20 ans? L'étude de Grauwe et Camerman ne prouve rien, sauf à considérer qu'une lecteur erronée d'un graphique basé sur une méthodologie déficiente confirme, paradoxalement, leur conclusion (je plaisante, là). Il faut donc se tourner vers d'autres sources. Mais lesquelles?

Il y a certes déjà beaucoup de monographies sur le sujet (par exemple dans les travaux de Susan Strange) mais je ne connais pas d'étude quantitative systématique - pas que je sois ultra-spécialisé sur le sujet, non plus. Reste à trouver une méthodologie suffisamment fine pour pouvoir évaluer de manière convaincante l'évolution d'une variable aussi abstraite et difficile à mesurer que celle de la puissance des multinationales. Peut-être d'ailleurs cela a-t-il déjà été fait. Sinon, cela ressemble à un boulot qui pourrait intéresser Steven Levitt.

NB : Je dois une excuse à mes lecteurs : ces deux notes sont inhabituellement longues, techniques et franchement rébarbatives. Mais je devais une réponse à la mesure des critiques qui m'étaient adressées : le mail se terminait par "
Ce qui m'attriste, ce n'est finalement pas tant la piètre qualité de cette "étude" que sa reprise non questionnée et non problématisée dans un blog qui m'avait habitué à mieux". Et il me semble que, derrière le décorticage des statistiques, on touche à un sujet diablement important.

Je dois aussi une précision à mon correspondant : à lire son mail, j'ai l'impression qu'il considère Paul De Grauwe comme un idéologue ultralibéral peu sérieux. C'est vrai que l'étude en question n'est pas flatteuse. Mais De Grauwe un économiste respecté et l'un des meilleurs spécialistes de la macroéconomie de la zone euro. C'est aussi l'un des rares économistes mainstream
à contester radicalement
la thèse des rigidités structurelles pour expliquer la faiblesse actuelle de la croissance européenne. Vu que je suis assez convaincu par sa contre-argumentation, je peux difficilement le laisser tomber à cause d'un working paper bâclé...