23 septembre 2005

"Double langage" 

Discutant dans Libé des fortunes électorales inverses de Tony Blair et de Gerhard Schröder, Guillaume Duval avance un argument qui me semble assez juste :
Gerhard n'a pas réussi parce qu'il a fait ce que Tony dit, tandis que Tony s'en sort parce qu'il fait au Royaume-Uni le contraire de ce qu'il «vend» sur le continent. Un double langage qui doit cesser si Tony Blair veut contribuer à sauver le «modèle social européen», comme il prétend le faire.
Et de rappeler les baisses d'impôts et les coupes dans l'Etat providence en Allemagne, comparées aux hausses d'impôts, aux créations massives d'emplois publics et à l'introduction d'un salaire minimum (à peu près égal, sinon supérieur, au SMIC français aujourd'hui) au Royaume-Uni. Pour résumer : Tony Blair adopte un discours très libéral mais mène une politique économique basée sur le soutien de la demande et l'adoption de mesures contra-cycliques typiquement keynésienne (la règle d'or budgétaire, par exemple). Au contraire, Gerhard Schröder a complètement intériorisé le discours de la troisième voie et mène au risque de l'autodestruction de la social-démocratie allemande une politique de l'offre qui a beaucoup fait pour étouffer la demande interne, plomber le moral de ses concitoyens et rien du tout, pour l'instant, pour faire repartir la croissance.

C'est le genre de thèse qui me plaît énormément, en particulier parce qu'elle permet de renvoyer dos au dos les critiques simplistes sur le néolibéralisme-financiario-traîtriste du New Labour britannique et le consensus paresseux d'une bonne partie de l'intelligentsia économico-financière, toujours prête à confondre quand cela l'arrange des problèmes conjoncturels avec des failles structurelles.

A propos : le lecteur attentif se rappellera d'ailleurs que Denis Clerc avait développé un argumentaire assez similaire dans une chronique pour Alter Eco sur laquelle j'avais à l'époque ironisé et qui m'a récemment valu une réponse assez agacée de M. Clerc himself. Ce sont les périls ou de la gloire, ou de Google. Je laisse le lecteur encore attentif décider et je referme cette parenthèse égotiste.

Cela dit, et c'est la raison pour laquelle je permets un "assez" avant le "juste", la thèse de Guillaume Duval s'expose à une réplique immédiate et assez puissante : le Royaume-Uni peut absorber sans problème une augmentation de l'emploi public et des prélèvements obligatoires parce que ces mesure viennent après la pénible mais finalement bénéfique flexibilisation/dynamisation des structures économiques sous Thatcher; au contraire, l'Allemagne n'a pas d'autre choix aujourd'hui que la (douloureuse) réforme parce que ses structures sont inadaptées, ses impôts trop élevés, son Etat obèse et que toute tentative de relance par la demande s'apparenterait dès lors à une fuite en avant.

Inversement, on pourrait aussi dire que le sous-investissement public a été telle sous Thatcher que les dépenses d'aujourd'hui dans les infrastructures et les services publics ont de bonnes chances d'avoir un rendement positif. Ce qui est moins sûr pour l'Allemagne, où les trains arrivent à l'heure, et si l'on suppose un rendement décroissant des investissements publics (au moins à structure institutionnelle constante).

Sur ce point, le débat est ouvert et je me demande effectivement si le type de mesures qui fonctionnent sur le Royaume-Uni pourraient fonctionner avec la même efficacité en Allemagne.
Je rappelle néanmoins aux partisans du "one (small) size fits all" en matière de dépenses publiques que les pays scandinaves montrent que des taux de prélèvement aux environs de 50% du PIB n'empêchent pas la croissance, pour peu que les taux marginaux d'imposition ne soient pas démentiels et que les dépenses soient efficaces. Et que le modèle français censément sclérosé avait réussi à plutôt très bien s'en sortir économiquement pendant les années Jospin.

Une autre chose que j'aime bien dans la tribune de Duval est qu'elle me rappelle point par point un argument que Paul de Grauwe répète depuis plusieurs années à propos du différentiel de croissance entre l'Europe et les Etats-Unis :
The theory that so much influences the European policy-makers is now the dominant one, at least in the academic world. It has been given various names. Let’s call it the new classical theory. It is very intriguing why the new classical theory which has been developed by American economists and which is now the only one taken seriously in academia, is completely disregarded by the US authorities while it is taken very seriously in Europe. It is equally puzzling why Keynesianism which is utterly discredited in the academic world, has continued to guide the actions of the US authorities in the last 10 years, and why it seems to be working.
Selon la légende, Nixon aurait déclaré en 1971 : "We are all Keynesians now". A regarder uniquement la politique économique des pays de la sphère anglo-saxonne, ils semblent qu'ils soient tous redevenus keynésiens aujourd'hui. Heureusement, l'Europe continue de sauvegarder l'héritage glorieux du masochisme économique. Sûrement au nom de l'exception culturelle.