26 octobre 2005

If you can't beat him, join him 

Le Royaume-Uni de Tony Blair serait-il en train de devenir le nouveau modèle de l'aile réalo de l'alter-gauche? La question ne manque pas de se poser à la lecture d'une tribune parue hier dans Libération, et signée deux spécialistes de l'économie britannique -Catherine Mathieu (OFCE), Richard Farnetti (Paris-XIII, qu'on avait croisé il y a longtemps dans les pages du Monde Diplomatique)- accompagné de Dominique Plihon (Paris-XIII, et surtout président du conseil scientifique d'ATTAC).

Les auteurs ont certes des immenses réserves quant à l'expérience blairiste. Mais ils concluent néanmoins que les pays de la zone euro feraient bien de s'inspirer de certaines des politiques mises en oeuvre au Royaume-Uni :
Trois leçons se dégagent des politiques blairistes. Le faible chômage au Royaume-Uni est en partie un artefact statistique. Ensuite, ces politiques ont été très actives, avec un soutien massif de la dépense publique à la croissance et à l'emploi. La troisième leçon concerne l'Europe : là où Tony Blair et Gordon Brown ont des leçons à donner, c'est dans la manière de conduire les politiques macroéconomiques.

Il serait judicieux que l'on applique dans la zone euro les recettes blairistes, somme toute très keynésiennes et peu originales !
On retrouve-là un argument qu'avait déjà employé récemment Guillaume Duval (d'Alter Eco) : la réussite de l'économie britannique s'explique principalement par une politique structurelle (investissements massifs dans les services publics) et conjoncturelle (relance par le budget en creux de cycle) qui s'appuie fortement sur la hausse des dépenses publiques. Comme je le disais déjà à propos de la tribune de Duval, c'est une thèse qui me semble à la fois séduisante et contestable.

Séduisante parce qu'elle met justement l'accent sur l'investissement dans les services publics, qui constitue un axe majeur du programme et de la politique du New Labour. Séduisante aussi parce que les comparaisons économiques entre la France et le Royaume-Uni ont une agaçante tendance à "oublier" que la croissance britannique a été bien aidée par une relance budgétaire massive depuis 2000 : le solde budgétaire structurel s'est ainsi dégradé de 4,5 points au Royaume-Uni de 2000 à 2004, contre 1,2 points sur la même période pour la France.

Contestable parce qu'on peut très bien rétorquer que, si la hausse du niveau des dépenses publiques est à la fois nécessaire et efficace au Royaume-Uni après une longue période de sous-investissement, il n'est résulte pas forcément que ce soit également le cas pour la France. Contestable enfin parce qu'il est un peu facile d'expliquer les bons côtés du "modèle" blariste par des politiques qu'on soutient (la création d'emploi publics, la hausse des dépenses publiques, des politiques actives en matière d'emploi) et ses mauvais côtés par celles qu'on rejette (l'héritage thatchérien en matière de régulation du marché du travail).

Il est d'ailleurs amusant de constater que le Wall Street Journal publiait lundi dernier une tribune qui affirmait exactement le contraire, comme une caricature en miroir : les succès britanniques seraient dus à ce qui a été conservé des réformes thatchériennes, ses échecs à la politique socialisante de Gordon Brown.

L'article de Farnetti, Mathieu et Plihon me laisse d'autant plus un sentiment mitigé que les auteurs reprennent des arguments qui commencent à se répandre et qu'il n'est pas inutile de tenter de démonter ici.
Lire la suite (attention, c'est du lourd)

D'abord, sur la réalité de la baisse de chômage britannique :
A propos de l'apparent miracle du marché du travail britannique, on pourra rappeler que 2,2 millions de personnes en âge de travailler sont exclues des statistiques du marché du travail pour cause de longue maladie (soit nettement plus que le 1,4 million de chômeurs comptabilisés selon les normes du Bureau international du travail) et que ce nombre n'a pas baissé sous les mandats de Tony Blair !
The Economist rapportait la semaine dernière des chiffres encore plus alarmants (chiffres qu'avait aussi utilisés mon camarade de Publius Krysztoff en juillet dernier pour tirer à vue sur "Blair l'illusioniste") :
Next month's green paper is meant to show how the government intends to deal with something it has discussed for years, but not done much about—the scandal of an incapacity-benefit (IB) system that perversely incentivises recipients to remove themselves permanently from the labour market.

According to some estimates, little more than a third of the 2.7m who receive the benefit have medical conditions so severe that work of any kind is beyond them. There are 160,000 recipients under 25—a 60% increase since Labour came to office in 1997. The proportion of the working-age population in Britain on IB is more than double the number that receive similar benefits in comparable European countries.
Tentons de faire la part des choses sur un sujet qui est beaucoup plus complexe qu'il n'y parait de prime abord : il est indéniable qu'une proportion non-négligeable de la population britannique en âge de travailler vit d'allocations publiques (autres que des allocations chômages) et n'est pas comptabilisée comme recherchant un emploi au sens du BIT. Il est fort possible qu'une partie de ces allocataires serait en mesure de travailler mais pourrait difficilement trouver un emploi et que les allocations longue maladie ou invalidité permettent de les sortir du marché du travail et donc de faire baisser artificiellement les chiffres du chômage.

Mais l'affirmation de The Economist (et le sous-entendu de Krysztoff) selon laquelle la situation du Royaume-Uni serait exceptionnelle n'est pas validée par les statistiques de l'OCDE (chiffres extraits du rapport sur l'emploi 2003 - pdf), comme le montre le graphique ci-dessous.


La proportion de bénéficiaires d'allocations publiques au Royaume-Uni a donc bien augmenté de façon sensible depuis 1980 (+3,7 points), mais cette hausse est un phénomène général dans les pays développés et le niveau britannique correspond à un pouillième près à celui de la moyenne de l'OCDE.

De même, une fois converti en équivalent temps plein, le taux d'emploi britannique est beaucoup moins impressionnant qu'on ne le pense d'habitude (à cause de la forte proportion de salariés à temps partiel mise en avant par les auteurs) mais il reste légèrement supérieur à la moyenne des pays de l'OCDE, malgré une baisse de 1,5 points depuis 1980. On notera les très mauvais chiffres de la France, tant en ce qui concerne le taux d'emploi et que la proportion d'allocataires dans la population en âge de travailler.

Mais tout n'est pas complètement noir pour la France, comme le notent aussi les auteurs :

Depuis l'arrivée de Tony Blair au pouvoir en 1997, l'emploi s'est accru de 6,5 % seulement au Royaume-Uni, soit nettement moins qu'en France (+ 9,4 %), ceci en dépit d'une croissance un peu plus forte de l'activité.
Le problème avec cette statistique est que le taux d'emploi de la France était anormalement faible en 1997 : les chiffres d'Eurostat (pas en équivalent temps plein, cette fois-ci) montrent un taux français de 59,6% en 1997, contre 69,9% au Royaume-Uni et une moyenne européenne (UE-15) de 60,7%. Autrement dit, l'explication la
plus évidente concernant la superformance française par rapport au Royaume-Uni tient au fait que la capacité de rattrapage de la France était beaucoup plus forte. Ce qui ne veut pas dire que le rattrapage se fait automatiquement, bien entendu, et il n'est pas inutile de remarquer ici que les politiques structurelles menées en France dans les années 1990 (c'est-à-dire la baisse des cotisations et les 35 heures) ont été efficaces, même si elles restent insuffisantes.

Les auteurs tentent enfin d'expliquer les performances économiques britanniques par le fait que le Royaume-Uni n'a pas à subir le sadisme de la BCE :

Devenue indépendante en 1998, la Banque d'Angleterre l'est moins que la BCE, car son objectif d'inflation est fixé chaque année par le chancelier de l'Echiquier. Et cet objectif d'inflation est symétrique, car il cherche à éviter l'inflation autant que la déflation.

Autrement dit, la Bank of England serait plus conciliante que la BCE sur le plan monétaire, sa cible symétrique la poussant à ne pas viser une inflation trop basse. Vérifions cela avec un joli graphique (données IHPC du National Statistics britannique et de la BCE) :





Il semble donc bien, à première vue, que les auteurs tiennent une clé importante d'explication : la pragmatique Bank of England (cible d'inflation de 2% +/- 1%) s'accommode fort bien de poussées d'inflation jusqu'à 2,5%, alors que la rigide BCE (plafond de 2%) cherche à tout prix à maintenir une inflation aux alentours de 1 à 1,5%.

Sauf que mon graphique, privé de légende, est intentionnellement trompeur : la terre-à-terre ligne bleue correspond en fait à l'inflation britannique. Et celle de la zone euro est bel et bien figurée par l'aérienne ligne rouge.