23 janvier 2006

Le syndrome de Buzzati 

Me voilà rassuré : la nouvelle de Dino Buzzati sur laquelle je me fondais pour tenter de définir un syndrome qui me semble très franco-français existe bel et bien. Elle s'intitule "La leçon de 1980" et est extraite du très célèbre recueil Le K (Le Livre de Poche, 1981, pour mon édition).

Comme je l'expliquais avec plus ou moins d'exactitude factuelle dans ma note de bas de note, la nouvelle, publiée en 1966 en Italie, s'ouvre sur le décès brutal du président américain, le 31 décembre 1979 à minuit. Le mardi suivant, à minuit aussi, le dirigeant de l'URSS décède lui aussi. Quand, la semaine suivante, à la même heure, c'est au tour du nouveau président américain de décéder, un terrible constat s'impose :
Une puissance surhumaine s'était mise en mouvement pour frapper à échéance fixe, avec une précision toute mathématique, les grands de ce monde. Et les observateurs les plus perspicaces crurent avoir décelé le mécanisme de l'effroyable phénomène : par décret supérieur, la mort enlevait, chaque semaine, celui qui, à ce moment-là, était, parmi les hommes, le plus puissant de tous.
C'est à ce moment que de Gaulle entre en scène, histoire de donner à la fable philosophique un cachet comique, et à l'auteur l'occasion d'un coup de griffe contre le président français d'alors. Le narrateur remarque en effet que :
Plus d'un chef d'Etat était tiraillé entre l'orgueil et la peur : d'une part l'idée d'être choisi pour le sacrifice de la nuit du mardi le flattait, parce que c'était un critère évident de sa propre autorité; d'autre part, l'instinct de conservation faisait entendre sa voix.
Chez le Général, l'orgueil l'emporte indubitablement :
[Le] très vieux de Gaulle, désormais seigneur mythique de la France, persuadé lui aussi d'être l'élu, prononça, avec le peu de voix qui lui restait, un noble discours d'adieux à son pays, parvenant, de l'avis presque unanime, au sommet de l'éloquence, malgré le lourd fardeau de ses quatre-vingt-dix-ans. On constata alors combien l'ambition pouvait l'emporter sur toute autre chose. Il se trouvait des hommes heureux de mourir du moment que leur mort révélait leur prééminence sur le reste du genre humain.
Et l'auteur de poursuivre, cruel :
Mais avec une amère désillusion, de Gaulle se retrouva minuit passé en excellente santé.
Ce qui n'empêche nullement Buzzati de continuer à s'acharner sur le pauvre Général, qui revient en vingtième semaine :
Par la suite, les victimes furent fauchées parmi des hommes de moindre envergure. La défection des titulaires épouvantés avait laissé inoccupés les postes éminents de commandement. Seul, le vieux de Gaulle, imperturbable comme toujours, n'avait pas lâché le sceptre. Mais la mort, qui sait pourquoi, ne lui accorda pas satisfaction. Il faut bien reconnaître qu'il fut même l'unique exception à la règle.
Et même en quarantième :
Les "exécutions" hebdomadaires cessèrent vers la mi-octobre. Elles n'étaient plus nécessaires. Une quarantaine d'infarctus judicieusement distribués avaient suffi pour arranger les choses sur la Terre. Les dernières victimes furent des figures de seconde plan, mais le marché mondial n'offrait rien de mieux en fait de personnages puissants. Seul de Gaulle continua à être obstinément épargné.
Toute ressemblance avec des faits ou des personnages actuels est bien entendu d'autant moins fortuite que je l'ai explicitement soulignée dans ma note précédente.

NB : cela tombe sous le sens, mais je conseille plus que vivement à tous ceux qui auraient -Dieu sait comment- échappé jusqu'à maintenant aux nouvelles de Buzzati de se rattraper au plus vite. Pour les gaullistes intégristes, je précise que les autres nouvelles sont dépourvues de toute remarque offensante à l'égard du (véritable) sauveur de la France.