28 mars 2006

Anticapitalistes primaires... tendance libertariens? 

Le dernier sondage qui fait le tour des blogs francophones ne concerne pas l'impopularité de Villepin (plus sur ce sujet dès que le baromètre CSA-La Vie sera publié) ou l'irrésistible ascension d'une certaine concubine picto-charentaise. Mais la vision déplorable qu'auraient les Français de l'économie de marché. Mercredi dernier, un chroniqueur du Washington Post rappelait à la fin d'un article clichetonneux sur la "bataille du CPE" que :
A telling poll released in January by the Program on International Policy Attitudes at the University of Maryland found that only 36 percent of French respondents felt that "the free enterprise system and free market economy" is the best system. That's the lowest response from any of the 22 countries polled and compares with 59 percent in Italy, 65 percent in Germany, 66 percent in Britain and 71 percent in the United States.
Comme il fallait s'y attendre, les chiffres ont immédiatement été repris et commentés par mon intermittent correspondant londonien.

Et les pontes de la blogosphère politique (de droite), qui ne pas lisent tous What's next, se sont empressés d'en rajouter dans les cris de lamentation dès qu'ils pris connaissance des résultats du sondage dans le Figaro de samedi dernier : Alain Lambert est consterné, Pierre Bilger est atterré, Patrick Devedjian se lamente sur l'avenir de la France. Histoire d'ajouter une saveur bipartite à l'effarement général, Jean Quatremer reprend aussi les résultats du sondage, en se demandant si un tel résultat n'augure pas au mieux des chances de la candidate du PCF pour les présidentielles de 2007.

Il semble, à lire les différentes notes et les commentaires, que peu de monde a pris la peine d'aller consulter le sondage lui-même (pdf). En fait, une lecture attentive des résultats de l'enquête permet de relativiser sensiblement le noir constat propagé par le commentariat.

Lire la suite, qui permet de faire éclater la vérité
D'abord, la question qui fâche, et qui est censée prouver que les Français font preuve d'un anticapitalisme hors-norme, est systématiquement tronquée par les commentateurs. Les sondés de 22 pays devaient donner leur degré d'adhésion (tout à fait d'accord, plutôt d'accord, plutôt en désaccord, pas d'accord du tout) à la phrase suivante (mes italiques) :
The free enterprise system and free market economy is the best system on which to base the future of the world.
Une telle formulation tend, à mon sens, à orienter le débat vers le thème de la mondialisation et de la gouvernance internationale. Il ne serait pas complètement illogique de penser, par exemple, que l'économie de marché est le meilleur système en ce qui concerne l'économie nationale, mais que les rapports internationaux ne doivent pas être fondés sur le marché et la libre entreprise. Et donc de répondre "pas d'accord" sans pour autant être un nostalgique du Gosplan.

Certes, rien ne dit que les sondés aient interprété la question en ce sens. Il est ainsi tout à fait possible de lire la proposition selon un angle fukuyamesque : est-ce que l'économie de marché est le meilleur système économique, partout dans le monde? Mais déduire des résultats à une telle question que les Français sont majoritairement opposés à l'économie de marché me semble douteux.

Et cela d'autant plus qu'on peut franchement se demander si la traduction des termes "free entreprise system" et "free market economy" n'est pas en partie responsable du fait que les Français soient si peu nombreux à se trouver en accord avec la phrase soumise à leur approbation. Evidemment, les connotations associées à des expressions "libre entreprise" ou "économie libre de marché" renvoient aussi à certains particularismes français. Mais la thèse du biais de traduction est renforcée par le fait que les résultats à la question sur l'économie de marché ne cadrent ni avec les autres enseignements du sondage, ni avec des enquêtes antérieures.

Sur le premier point, on peut par exemple remarquer que les réponses des Espagnols sont très comparables à celle des Français sur la majorité des questions : une opinion assez négative à l'égard des grandes entreprises nationales (seuls 38% d'Espagnols leur font très ou assez confiance pour contribuer à l'intérêt général, contre 40% des Français), un jugement très négatif à l'égard des multinationales implantés dans leur pays (30% de confiance en Espagne et en France) et le sentiment fortement majoritaire que les grandes entreprises ont une influence excessive sur le gouvernement (84% en Espagne, 86% en France et... 85% aux Etats-Unis).

On retrouve des opinions très similaires concernant les questions sur l'opportunité d'un renforcement du cadre réglementaire qui pèse sur les grandes entreprises en matière d'environnement (85% de oui en Espagne, 83% en France), de droit du travail (86%, 79%) et de protection des consommateurs (84%, 77%). La seule vraie différence concerne la protection du droit des investisseurs à l'égard des grandes entreprises : seulement 32% des Français sont pour un renforcement de la réglementation (seuls les Russes y sont moins favorables), contre 52% des Espagnols. Un tel jugement doit sans doute beaucoup à la faible proportion des actionnaires en France, point sur lequel notre pays se distingue véritablement de la grande majorité des pays occidentaux.

Compte tenu de ces résultats largement concordants, on pourrait s'attendre à ce que le jugement des Espagnols et des Français sur l'économie de marché soit peu ou prou similaire. Ce n'est pas du tout le cas : les Espagnols sont 63% à approuver la phrase tarabiscotée du sondage PIPA, contre, comme on le sait, seulement 36% de Français.

Sur le second point, les lecteurs historiques de Ceteris Paribus se rappelleront peut-être d'une étude de mai 2005 sur les valeurs des Européens, réalisée par TNS Sofres pour Euro RSCG (pdf). L'enquête montrait que 64% des Français considéraient que "la libre concurrence a des effets bénéfiques sur la croissance et l'emploi" (moyenne européenne de 73%, 75% au Royaume-Uni et 76% en Allemagne). De même, ils étaient 64% à approuver l'idée selon laquelle que "la recherche du profit est positive pour la société" (la moyenne européenne était de 66%, avec 66% pour le Royaume-Uni et 55% pour l'Allemagne). Enfin, de manière assez surprenante, 41% des Français estimaient que "dans le monde actuel, les entreprises devraient pouvoir embaucher et licencier avec très peu de contraintes", une proportion supérieure à la moyenne européenne (36%), les Allemands étant très favorables (61%), et les Britanniques beaucoup moins (32%).

Il est indéniable que la proportion de la population hostile à l'économie de marché est particulièrement importante en France : dans le sondage TNS Sofres, 35% des Français interrogés rejetaient l'idée que la libre concurrence a des effets bénéfiques sur la croissance et l'emploi. Cette part tournait autour de 20% dans les autres pays. Mais les résultats du sondage TNS démentent la thèse selon laquelle les Français seraient majoritairement et structurellement opposés à l'économie de marché.

Enfin, les réponses à la question qui suit celle l'économie de marché dans le sondage PIPA donnent des résultats qui semblent directement en contradiction avec la thèse d'un anticapitalisme exceptionnel en France. Seuls 57% des Français sont d'avis que "le système de libre entreprise et d'économie de marché contribue d'autant mieux à l'intérêt général que le cadre réglementaire est contraignant" ("The free enterprise system and free market economy work best in society's interests when accompanied by strong government regulations.")

A titre de comparaison, les partisans d'une intervention forte de l'Etat dans la sphère économique sont 60% en Espagne, 68% en Allemagne, 69% au Royaume-Uni et 71% en Italie. Et même 59% aux Etats-Unis. Il est certes impossible d'exclure la possibilité qu'une proportion significative de Français (qui ne sont de toute façon pas très futés) aient rejeté la prémisse de la question, et répondu que l'économie de marché ne pouvait jamais contribuer à l'intérêt général, quel que soit la force de la réglementation étatique.

Cela dit, il serait dommage de ne pas exploiter les ressorts comiques qu'apporte la lecture sans distance critique des sondages. A ceux qui clament en s'en lamentant que les Français sont l'un des peuples les plus anticapitalistes de la terre, je répondrais donc : peut-être, mais au moins, nous ne sommes pas aussi étatistes que les Américains.

Add. (28/03) : c'est un détail, mais je m'aperçois qu'il existe un moyen pratiquement imparable de savoir si les commentateurs qui relayent le sondage ont pris la peine d'aller vérifier les chiffres sur pièce ou s'ils se contentent de reprendre mécaniquement les informations et l'analyse du Figaro. L'article du Figaro attribue en effet le sondage à un institut GlobalScan. Le vrai nom est GlobeScan.