02 mai 2009

Jeune et pas con 

Oui, ce blog est toujours aussi moribond. Mais je sors de ma torpeur printanière pour saluer l'attribution par l'American Economic Association de la prestigieuse médaille John Bates Clark au Français Emmanuel Saez (prof à UC Berkeley). Qui, contrairement aux apparences, n'est pas parent avec Damien. Ni avec Benoît.

Alexandre Delaigue (prestement) et Camille Landais (longuement) ont publié des notes sur l'apport scientifique des travaux de Saez. Allez les lire sur ce point, je vais me contenter comme d'habitude d'aborder l'anecdotique et le superflu, en essayant de trier ce que ce prix comporte de bonnes et de mauvaises nouvelles, à la paresseuse manière d'Olivier Pastré.

Mais avant cela, une réponse à une double question que beaucoup se sont posé à l'annonce du prix : comment diable Saez, qui est Français, a-t-il pu remporter une médaille qui est attribuée à "l'économiste américain de moins de 40 ans qui a apporté la plus importante contribution à la pensée et à la connaissance économiques"? Et pourquoi donc Thomas Piketty n'a-t-il pas aussi été récompensé, alors qu'il a coécrit avec Saez une bonne partie des articles qui valent à ce dernier sa récompense?

La réponse est la même : parce que le prix est attribué non pas à un économiste de nationalité américaine mais à un économiste membre de l'AEA qui enseigne dans une université américaine. Ce qui a permis au Canadien David Card de recevoir le prix en 1995. Et empêche aujourd'hui Piketty, professeur à l'Ecole d'économie de Paris, de l'obtenir, au-delà du fait que l'AEA n'admet pas de co-lauréats.

En avant pour les bonnes et les mauvaises nouvelles, donc.

La suite
De façon convenue, c'est évidemment une excellente nouvelle pour Emmanuel Saez lui-même, qui obtient une démonstration éclatante de la reconnaissance de ses pairs et au moins 40% de chances statistiques de remporter un jour un prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel prix Nobel d'économie (au moins, parce que ceux qui ont déjà eu la médaille John Bates Clark et sont toujours en vie peuvent encore obtenir le Nobel).

On pourrait croire que c'est une mauvaise nouvelle pour Esther Duflo, une autre star française de l'économie américaine, qui était la grande favorite pour la médaille cette année. Mais, à 36 ans, il lui reste un peu de temps, d'autant que la médaille John Bates Clark sera attribuée tous les ans à partir de 2010. On voit difficilement l'AEA ne pas la récompenser prochainement.

Par contre c'est une vraie mauvaise nouvelle pour le Cercle des économistes (français) qui attribue, chaque année depuis 1999, le "prix du meilleur jeune économiste" à "un (ou une) économiste de moins de quarante ans qui combine expertise reconnue et participation active au débat public" : Emmanuel Saez a bien été nominé une fois, en 2006, mais n'a pas obtenu le prix. Ca la fout un peu mal. A la décharge du Cercle, on pourrait arguer que les critères d'attribution ne sont pas les mêmes, et que, exilé aux Etats-Unis et peu présent dans le débat public français, Saez ne remplissait pas toutes les conditions pour obtenir le prix. Mais Pierre-Olivier Gourinchas (UC Berkeley) est à vue de nez dans la même situation et a eu le prix en 2008. Ca la fout donc vraiment mal. D'autant qu'il suffisait au jury de lire mon blog pour savoir qui récompenser.

C'est aussi une mauvaise nouvelle pour l'état de la presse française, qui a été infoutue de relayer l'information et semble toujours autant se désintéresser de l'économie telle que la pratiquent les économistes.

On pourrait enfin soutenir que le prix attribué à Emmanuel Saez est plutôt une mauvaise nouvelle pour la recherche économique française, en tant qu'il souligne l'inexorable fuite de nos meilleurs cerveaux vers les universités américains. Phénomène qui ne date pas d'hier (qu'on pense à Olivier Blanchard ou Philippe Aghion), mais qui semble s'accélérer récemment : outre Emmanuel Saez, Esther Duflo et Pierre-Olivier Gourinchas, on peut aussi citer Augustin Landier (NYU), Emmanuel Farhi (Harvard) ou Thomas Philippon (NYU). Selon un article récent de Challenges, 16 des 40 premiers économistes français en termes de citation sont installés aux Etats-Unis.

En fait, au delà de l'évident biais de sélection (pour qu'un économiste français remporte la médaille John Bates Clark il faut, par définition, qu'il enseigne aux Etats-Unis), je pense que l'événement prouve plutôt les bienfaits de la mondialisation en matière de recherche scientifique, et le bénéfice que la France peut en tirer.

D'une part, il me semble qu'on peut interpréter le parcours des économistes français comme le signe d'une spécialisation efficace des pays en termes d'enseignement : solide formation en mathématiques en France (ENS ou Polytechnique la plupart du temps), puis PhD en économie aux Etats-Unis. On souligne généralement, à raison, le fait que les exilés auraient du mal à trouver, en France, un environnement intellectuel et matériel aussi propice à la recherche scientifique. Mais on peut aussi penser que la formation qu'ils ont reçue en France, en classe préparatoire et en grande école, n'est sans doute pas pour rien dans leur réussite outre-Atlantique. Au final, cet arrangement est sans doute celui qui est le plus profitable du point de vue de la discipline économique.

D'autre part, on aurait tort de croire que cette fuite des cerveaux se traduit forcément par une perte nette pour la France. Les exilés n'arrivent en effet pas les mains vides aux Etats-Unis : ils apportent avec eux des références historiques et culturelles françaises. Et ces références influencent, à des degrés divers mais nécessairement, le type de recherche qu'ils conduisent outre-Atlantique. Il en ressort souvent un éclairage nouveau sur la France, à la lueur de l'exemple américain et des comparaisons internationales. Mais l'inverse est aussi possible : ce n'est pas un hasard si ce sont deux Français, Thomas Piketty et Emmanuel Saez, qui ont remis au goût du jour la recherche économique sur le thème des inégalités et ont réussi à l'imposer dans un débat américain qui vivotait sur des références vieillissantes et de plus en plus erronées au "rags to riches" et à la courbe de Kuznets.

Et ça, c'est clairement une bonne nouvelle.