29 août 2011

Le pays où la vie est plus chère (quoique) 

Pauvres Suisses !

Non seulement la Nati est décrochée dans la course à la qualification de l'Euro 2012, non seulement Federer semble désormais lentement engagé sur la voie du déclin (même si le regain de forme de Murray pourrait lui laisser quelques chances pour l’US Open), mais les Helvètes sont en plus victimes du succès de leur monnaie.

Les investisseurs internationaux, à la recherche de valeurs refuges, se sont en effet rués pour acheter du franc suisse au cours de ces derniers mois. Résultat : une appréciation qui atteignait 30% face à l’euro en un an à la mi-août, comme le montre le graphique ci-dessus, honteusement piqué sur Yahoo Finance.

Tout cela ne fait rire que très modérément la Banque nationale suisse, qui jugeait le 3 août dernier le franc "extrêmement surévalué" et met en œuvre depuis cette date des "mesures contre la fermeté du franc" (pdf).

Et l'appréciation  de l’une des neuf dernières devises en circulation portant le joli nom de franc (avec les francs burundais, CFA, comorien, congolais, djiboutien, guinéen, Pacifique et rwandais) n’amuse guère davantage les citoyens helvètes, du moins si l'ont en croit le chapeau d'un article du Figaro publié le samedi 21 août  :
L'envolée du franc suisse pénalise les consommateurs helvètes, qui se précipitent en France pour faire leurs courses.
Sauf que si l’on peut à la rigueur comprendre l’émoi des gnomes confédéraux de Zurich (les variations brusques et excessives du taux de change compliquent effectivement la tâche des banquiers centraux), la grogne des consommateurs helvètes annoncée dans le Figaro est beaucoup plus surprenante. Parce qu’elle va à l’exact rebours de ce que prévoit la logique économique élémentaire.

Je dois à la vérité de reconnaître que le corps de l'article est un peu moins croustillant que ce laisse espérer le chapeau, les consommateurs suisses interrogés ne corroborant pas réellement, au moins dans sa version maximaliste, la thèse de la cherté de la vie en Suisse liée à la hausse récente du franc.

Mais l'occasion est trop belle pour ne pas utiliser la confusion figaroesque à des fins pédagogiques. Quelles sont en effet les conséquences prévisibles de l’appréciation du franc suisse sur l’économie helvète ? Comme souvent lorsqu’il est question de variation de prix relatifs, l’effet global est a priori ambigu, et dépend surtout des agents économiques que l’on considère.

Lire la suite et la fin pédagogiques
Pour les producteurs installés en Suisse, c’est le plus souvent une mauvaise nouvelle. Comme la hausse du franc renchérit mécaniquement le coût relatif des produits suisses par rapport aux produits étrangers, les entreprises basées en Suisse sont potentiellement perdantes sur deux tableaux. Sur les marchés étrangers, elles sont obligées d’accepter une baisse de leurs marges en franc suisse (si l'on prend comme référence une hausse du franc suisse de 0,75 à 0,95 €, une marge de 10 € sur un produit vendu 100 € en Allemagne ne représente plus que 10,5 francs suisses, contre 13,3 francs il y a un an), ou d’augmenter leurs prix, au risque de perdre des parts de marché. C'est la situation à laquelle sont par exemple confrontés les producteurs suisses d'emmental rencontrés récemment par un journaliste d'Associated Press.

Sur le marché suisse, c’est l’effet inverse qui joue en faveur des producteurs étrangers : leur marge exprimée en devises augmente mécaniquement (une marge de 10 francs suisses constituait 7,50 € il y a un an mais 9,50 € maintenant), et elles peuvent se permettre de baisser leurs prix pour tailler des croupières aux producteurs helvètes.

Tous les producteurs de service qui dépendent de la clientèle étrangère sont également perdants : avec un franc suisse 50% plus élevé, les touristes ont en effet étrangement tendance à trouver les Alpes françaises ou autrichiennes ou allemandes ou italiennes ou liechstenstinoises australiennes beaucoup plus attirantes ; et les organisateurs de congrès se disent subitement que Vienne ou Lyon ou Milan peuvent avantageusement remplacer Genève ou Zürich pour accueillir le salon mondial de la sclérose en plaques ou la conférence européenne des arpenteurs-géomètres.

Est-ce à dire que la hausse du franc suisse est une catastrophe absolue pour la Confédération et ses habitants? Evidemment pas.

D’abord parce que, dans un monde aplani par l’interconnexion des échanges économiques, la majorité des entreprises a besoin d’importer des matières premières et des composants pour fabriquer ses produits. C’est encore plus vrai en Suisse, où l’importation est un passage obligé sauf sur quelques marchés de niche, type production de rösti à la graisse de marmotte et au chocolat au lait. Comme l’appréciation du franc suisse va avoir tendance à diminuer le coût des consommations intermédiaires, les entreprises basées en Suisse vont ainsi pouvoir compenser (mais la plupart du temps seulement partiellement) la perte de compétitivité évoquée plus haut. 

Mais l’irrésistible ascension du franc est avant tout une excellente nouvelle pour les consommateurs suisses. De deux choses l’une, en effet. Soit ils font leurs achats en Suisse et ils bénéficient de la baisse des prix des produits importés : on a vu plus haut que les producteurs étrangers avaient intérêt à diminuer leurs prix sur le marché suisse pour gagner des parts de marché vis-à-vis des producteurs locaux. Soit ils achètent des biens et services en se rendant à l’étranger et ils profitent d’un taux de change beaucoup plus favorable; pour reprendre un exemple de l'article du Figaro, un kilo de jambon cru espagnol vendu en France pour 21,5 € pouvait être acheté pour seulement 22;5 francs suisses à la mi-août, contre 28,5 francs il y a un an.

A partir de là, comme disent mes amis footballeurs, l’effet total sur l’économie helvète n’est ni univoque, ni évident. On peut imaginer que la balance commerciale suisse va d’abord s’améliorer, grâce à la diminution du prix des produits importés, puis se détériorer, en raison des pertes de parts de marché des entreprises suisses à l’étranger. Pour ceux qui ont de vagues souvenirs de la courbe en J de Marshall et Lilly Lerner, c’est la même chose, mais en inversé. Si l’on est maso-trichetien, on peut conjecturer que le franc suisse fort va forcer les entreprises suisses à faire des gains de productivité, et ainsi améliorer à terme la  balance commerciale de la Suisse. On peut aussi penser que les employeurs suisses vont pouvoir moins augmenter leurs salariés, qui ont connu une appréciation de leur revenu réel grâce à la hausse du franc, et donc que le choc de change sur la compétitivité des entreprises va être résorbé à moyen terme.

Les modèles macroéconomiques basés sur l'économie française ont généralement tendance à montrer que les effets négatifs d’une hausse du taux de change l’emportent au bout d’1 ou 2 ans sur les effets positifs. Mais ils ne prennent tout aussi généralement pas en compte le fait que la baisse de l’inflation (via la diminution des prix des importations) permet à la banque centrale de mener une politique monétaire plus accommodante. Exactement ce que fait la Banque nationale suisse en ce moment.

Une chose est sûre, en tout cas : sur sa thèse principale, l’article du Figaro a tout faux. Ce n’est pas que la vie en Suisse soit devenue plus chère (en tout cas pour les résidents suisses), c’est juste que la vie en France (ou en Allemagne, ou en Italie, ou en Autriche ou au Lieschtentien) est devenue bien meilleure marché pour les Suisses grâce à l’appréciation du franc. Et donc qu’il est beaucoup plus avantageux aujourd’hui pour l’Helvète moyen de prendre sa Porsche ou sa Ferrari, de traverser la frontière et d’aller remplir son coffre et son réservoir au premier Carrefour ou au premier Lidl qu’il trouve sur sa route.

Comment alors Le Figaro a-t-il pu se tromper à ce point ?

La réponse la plus évidente est à l’intersection de « parce que la culture économique des journalistes français est déplorablement faible » et « parce que Le Figaro est devenu un tel torchon sous la période Dassault qu’on en vient à regretter l’époque Hersant ». Mais l’intérêt pédagogique d'une telle explication est somme toute assez limitée.

Elle est aussi incomplète. A bien lire l’article, on comprend en effet que ce que reprochent les consommateurs suisses n’est pas tant la hausse des prix dans la Confédération que l’absence de baisse des prix de certains biens importés. La tendance théorique à la diminution du prix des importations suite à une appréciation de la monnaie n’a en effet rien d’automatique.

Il faut d’abord que ce soit juridiquement possible. Dans la mesure où les contrats entre fournisseurs et distributeurs peuvent fixer un prix pour une période de temps longue, la traduction de la variation du taux de change dans les prix des produits importés ne se fera que progressivement.

Il faut ensuite que le producteur étranger décide de baisser ses prix. En général, il ne le fera que s'il pense pouvoir pouvoir gagner suffisamment de parts de marché ou au contraire s'il craint d'en perdre, ce qui ne sera le cas que s’il a des concurrents capables de baisser eux aussi leur prix ou - spéciale dédicace Bill - des concurrents potentiels capables d’entrer rapidement sur le marché. Si le marché est peu concurrentiel, ou peu contestable, ou si un produit est peu substituable, la baisse sera peu probable. Je doute ainsi fortement qu’Apple ait baissé le prix de son IPhone en Suisse à hauteur de l’appréciation du franc.

Il faut enfin que le distributeur choisisse dans le prix de vente la baisse de prix qu’il aura obtenu auprès de ses fournisseurs étrangers. Là encore, ce choix va dépendre de la structure concurrentielle. Si les distributeurs se tirent la bourre, on peut raisonnablement parier que le prix de vente va rapidement baisser. Sinon, non.

Les consommateurs suisses de l’article du Figaro ont donc certainement mis le doigt sur un vrai problème. Mais le vrai coupable, s’il faut en trouver un, n’est pas l’appréciation du franc mais l’absence de concurrence dans le secteur de la distribution en Suisse.

Finalement, les Suisses ne sont pas si différents des Français. Ce n’est pas qu’ils n’aient pas de bonnes raisons de se plaindre. C’est juste, pour citer Desproges qui citait Senghor, qu’ils ont une fâcheuse tendance à se tromper de colère.