18 décembre 2004

Travailler moins pour vivre mieux : partie 2 

Le diagnostic ayant été posé, partiellement refuté, et illustré, il est désormais temps de revenir à la question de Lénine : Que faire?

Comme il fallait s'y attendre, c'est là où l'analyse, qui ne brillait déjà pas par sa simplicité, se complique terriblement. Ce ne sont pas les solutions qui manquent pour tenter de diminuer le temps de travail, mais aucune n'est parfaite.

1) La plus évidente est de réduire uniformément par la loi la durée annuelle de travail, comme l'a fait la France avec les 35 heures. C'est une solution qui peut se défendre, et qui ne mérite pas, en tout cas, l'excès d'indignité qu'on lui fait aujourd'hui. Le surcoût pour les entreprises a été en quasi-totalité compensé par les aides publiques et par la hausse de la productivité.

Et il semble que la majorité des salariés qui sont passés aux 35 heures en soient plutôt satisfaits. Mais d'un autre côté, la mesure pose problème dans les cas où la réorganisation au niveau de l'entreprise s'est traduite par une nette dégradation des conditions de travail, réduisant le bien-être net des salariés malgré la baisse de leurs temps de travail. Elle a aussi pénalisé ceux qui auraient préféré récupérer le bénéfice des gains de productivité sous forme de salaire et non de temps libre supplémentaire. Les mêmes critiques peuvent être adressées aux réductions du temps de travail au niveau des branches, comme cela a été le cas en Allemagne à partir des années 1980 (voir cet article pour un examen nuancé des conséquences de la réduction du temps de travail dans le secteur de la métallurgie allemande).

2) D'où l'idée de jouer sur des facteurs indirects, et notamment sur le système fiscal, pour décourager un temps de travail excessif. Edward Prescott, co-lauréat 2004 du prix Nobel d'économie, s'est répandu dernièrement dans les organes libéraux pour expliquer que si l'Europe est à la traîne par rapport aux Etats-Unis, c'est à cause d'un niveau d'imposition qui décourage le travail et donc réduit le niveau de la production nationale. Ce genre d'analyse m'irrite au plus haut point, dans la mesure où le lien entre croissance et prélèvements obligatoires est sûrement une des hypothèses de la science économique la mieux théorisée et la moins empiriquement vérifiée.

Mais, en fait, il est beaucoup plus simple de répondre à Prescott qu'il a raison, et que c'est justement le but : comme le note Richard Layard dans une (absolument fabuleuse : sans doute une des meilleurs choses que j'ai jamais lue en économie) série de conférences à la LSE (1,2,3) :
We should be clear that such taxation [Layard recommande des taux marginaux d'imposition de l'ordre 60% pour parvenir à un bon équilibre entre travail et loisir] is almost certainly reducing our measured GDP, by reducing work effort. But we should be equally clear that this does not matter, because GDP is a faulty measure of well-being.
Il est intéressant de noter que la France était à peu près à ce niveau en 1996, selon les calculs de Thomas Piketty (pdf), avec le problème d'une courbe en U qui pénalisait fortement le passage du chômage au travail (la situation s'est un peu améliorée depuis).



L'un des problèmes évidents de cette approche par l'impôt est le risque que tout ceux qui veulent "travailler plus pour gagner plus" et ont les moyens de se relocaliser à l'étranger le fassent. En même temps, ce type de phénomène est systématiquement exagéré (cf ISF) et, si l'on suit Layard, les gains en matière de qualité de vie devraient fortement freiner l'émigration fiscale. Alexandre Delaigue émettait une autre objection, plus convaincante, en suggérant qu'il n'était pas forcément optimal de traiter tous les travailleurs à la même enseigne, quel que soit leur âge :
Il devient tout à fait possible de déclarer que limiter la durée de la semaine de travail, ou taxer fortement le revenu du travail, risque de considérablement dégrader [la] situation [des salariés] : en les empêchant de gagner beaucoup en travaillant beaucoup alors qu'ils sont jeunes et très productifs, on risque de leur imposer de travailler à un âge plus élevé, à un moment ou le travail sera perçu comme beaucoup plus pénible et sera moins productif, donc moins rémunérateur.
Cet argument appellerait beaucoup d'objections, mais il est vrai que prendre pour référence le temps de travail hebdomadaire, ou mensuel, ou annuel est forcément arbitraire, et que reposer la question sur l'ensemble de la vie active conduit à examiner le problème sous un autre angle.

3) Pour l'instant, les solutions proposées (une réduction "autoritaire" du temps de travail vs une taxation "punitive") s'apparentent à un choix entre la corde et le poison pour mes amis libéraux. Pour aller dans leur sens, on pourrait dire (certes en oubliant les analyse de Layard sur les externalités négatives de la surconsommation) que l'objectif principal devrait être que chacun puisse librement choisir son temps de travail. C'est ce que le gouvernement Raffarin feint de faire : mais il est évident que le rapport de force est très défavorable aux salariés en France, en raison du niveau du chômage et de la faiblesse des syndicats dans le secteur privé. Ce qui fait que les employeurs ont généralement une très forte latitude dans la fixation du temps de travail.

Le but d'une politique soucieuse des préférences des individus devrait donc être de redonner du pouvoir de négociation aux salariés, afin qu'ils puissent choisir de travailler sans mettre en danger leur emploi ou leur carrière, ou, à défaut qu'ils puissent facilement trouver un emploi équivalent qui leur permette de travailler moins. Dans cette optique, la réduction du chômage et la fluidification du marché du travail sont essentielles. Mais apparemment pas suffisantes, si l'on se réfère à l'exemple des Etats-Unis ou du Royaume-Uni. Encore une fois, le modèle vient des pays scandinaves, qui parviennent à concilier chômage faible et temps de travail réduit, en partie grâce au rôle positif joué par les organisations syndicales. La question, ici comme ailleurs, étant de savoir si le modèle scandinave est tranposable dans un pays latin.

J'aimerais pouvoir conclure en affirmant que ma préférence va à telle ou telle solution. En fait, beaucoup dépend de la façon dont les politiques sont mises en oeuvre, et il est clair que les différentes approches peuvent être menées de front. Une chose est certaine, néanmoins : beaucoup est à faire au préalable pour changer les termes du débat économique et politique. Le PIB est un indicateur indispensable en économie, mais ce n'est qu'une mesure indirecte du bien-être national. Il est nécessaire de faire comprendre que la politique doit viser l'objectif lui-même, et pas uniquement la croissance d'un indicateur imparfait.

NB : je me dois de remercier ici Tom Walker, alias le Sandwichman du blog Maxspeak, avec qui j'ai correspondu récemment à propos de la réduction du temps de travail. Ceux qui veulent en savoir plus sur le sujet sont chaudement invités à visiter son blog militant, et à lire un très utile article (pdf) réfutant la "lump of labor fallacy", argument simpliste évoqué par les économistes néoclassiques pour dénigrer toute politique de RTT.