20 mai 2005

Travailler moins pour vivre mieux (3e partie) 

Il y a très longtemps, au moins à l'échelle d'Internet, dans une blogosphère francophone très éloignée de celle que nous connaissons aujourd'hui, j'avais eu un long et (m'avait-il semblé, en tout cas) intéressant échange avec Alexandre Delaigue d'Econoclaste à propos de la question du temps de travail.

Je soutenais, en m'appuyant notamment sur les travaux de Richard Layard, la thèse selon laquelle des mesures (exposées par la suite) visant à empêcher les individus de travailler trop était susceptible d'accroître le bien-être social général.

Alexandre répondait en se demandant si une partie du "loisir"n'était pas employé à un travail domestique (jardinage, bricolage, ménage, etc.) que beaucoup d'individus préféreraient "externaliser" s'ils pouvaient gagner plus en travaillant plus. Il notait aussi qu'il n'était pas forcément optimal de fixer un plafond indentique de temps de travail pour tous les travailleurs, quel que soit leur âge : en empêchant les jeunes de travailler plus quand ils sont jeunes et motivés (et donc d'accumuler un patrimoine), on les prive en effet de la possibilité de réduire leur temps de travail quand ils sont vieillis, usés et fatigués.

Derrière ce débat théorique se profile évidemment le sujet controversé des comparaisons économiques transatlantiques. Je suppose que tout le monde est familier avec la différence de temps de travail entre les salariés américains et européens. Mais il n'est pas inutile de l'illustrer graphiquement, en reprenant un graphique très parlant publié par The Economist :



(voir aussi un graphique d'Antoine Belgodère pour les heures travaillées par habitant - et non plus par employé)

Cette différence dans le nombre d'heures travaillées par an est un des facteurs explicatifs importants de la différence de revenu par habitant entre les Etats-Unis et l'Europe, dans la mesure où la productivité horaire est assez similaire des côtés de l'Atlantique (avec, il est vrai, d'importantes variations entre les pays européens). Une question qui travaille beaucoup les économistes est de savoir d'où provient cette divergence de durée de temps de travail : jusqu'au débuts des années 1970, les Européens travaillaient autant, et même souvent plus, que les Américains. Comment expliquer la divergence ultérieure?

Olivier Blanchard avait lancé le débat (pdf) en défendant la thèse culturelle (thèse reprise par exemple par Jeremy Rifkin dans un très inégal ouvrage récent) : la différence de temps de travail s'explique par une préférence européenne pour le loisir ou, à l'inverse, par une préférence américaine pour le revenu. Il n'y a donc pas lieu de s'autoflageller outre mesure à propos des différences de PIB/h entre l'Europe et les Etats-Unis : les Européens préfèrent plus de loisir et moins de revenu, et un économiste ne saurait leur reprocher ce choix.

A cela, Edward Prescott, le dernier co-lauréat du Prix Nobel d'économie, avait répliqué (pdf) en mettant en avant les différences de fiscalité sur le travail : les Européens travaillent moins parce que le travail n'est pas "rentable" à partir d'un certain seuil. Selon Prescott, donc, les salariés en Europe souhaiteraient "travailler plus pour gagner plus", mais une fiscalité absurdement élevée les en empêche.

Un partout, la balle au centre? Plus maintenant. Parce qu'Alberto Alesina, Edward Glaeser et Bruce Sacerdote se sont penchés eux aussi sur la question, dans un discussion paper d'avril 2005 (pdf) pour le Harvard Institute of Economic Research. Ils y affirment que la thèse de Blanchard est douteuse (pourquoi les préférences culturelles auraient-elles divergé aussi brusquement?), que les calculs économétriques de Prescott ne valent pas beaucoup plus que tripette et mettent en avant une troisième explication. The Economist, qui consacre cette semaine son Economic Focus à l'étude, résume :
Rather than blaming culture or taxes, Messrs Alesina, Glaeser and Sacerdote instead credit trade unions. The strength of organised labour peaked in Europe in the 1970s, about the time that work hours started falling. After the first oil shock of 1973, the authors write, Germany's unions marched to the slogan “work less, work all”, and the same mantra, in different languages, was recited across the continent. In France, the unions eventually won an agreement in 1981 to cut the working week to 39 hours. The government then took up their battle, culminating in the national 35-hour week implemented in 2000. Indeed, their cause has gone continent-wide. The European Union's working-time directive, first issued in 1993 and subject to fierce debate again this month in the European Parliament, insists that workers toil no more than 48 hours each week on average.
Si le facteur culturel est écarté, la question suivante est de savoir si l'équilibre temps de travail élévé/ salaire élevé est préférable à l'équilibre temps de travail réduit / salaire réduit. Evidemment, en terme de PIB/h, la première solution est préférable. Mais le PIB ne fait pas (seul) le bonheur et les économistes essayent aussi de raisonner en termes de satisfaction/utilité/bien-être (welfare). A cet égard, les auteurs de l'étude suggérent que les réglementations européennes pourraient être bénéfiques. The Economist, encore :
Such regulations might solve a co-ordination problem, they suggest. If Europeans complement each other at work and rest, they may prefer to work shorter hours and fewer weeks provided others do the same. If so, the authors write, “national policies that enforce higher levels of relaxation can, at least in theory, increase welfare.” Perhaps Americans would also like to work less, if their family, friends, or bosses worked less also. But in a competitive economy there is no way to co-ordinate their decisions. The individual American can act with others, but not too far ahead of them.
On sent le chroniqueur de The Economist assez réticent à l'idée de développer cet aspect de l'étude. Car l'article se termine évidemment sur le rappel du chômage européen, "preuve" que la baisse du temps de travail en Europe est allée trop loin. Une telle conclusion est non seulement très contestable mais elle oublie aussi opportunément l'un des grands intérêts de l'étude : un début de tentative de réponse à la question du lien entre baisse du temps du travail (et baisse correspondante du salaire, évidemment) et satisfaction des individus. Tentative qui passe pour une bonne vieille régression des familles (mes italiques) :
In Table 15 we use data from Eurobarometer on country members of the European Union. The first regression shows a negative relationship between hours worked across countries and life satisfaction. This shows the same negative effect as seen in the country data. Of course, reverse causality might still be at work. To address this possibility, in regression (2), we instrument for hours worked using collective bargaining agreements. In this regression, we continue to find a negative relationship between hours worked and life satisfaction across countries. In the third regression, we repeat this procedure for a panel of countries and find a similar negative relationship even with country and year fixed effects.
Ces résultats sont à prendre, comme toujours, avec prudence. Surtout que, comme le rappelle l'étude, on peut se demander si les Européens ont pleinement conscience des conséquences géopolitiques du décrochage du PIB européen (on peut néanmoins leur répondre que l'UE compense un niveau inférieur de PIB/h par une extension du nombre de ses habitants via l'élargissement.) Les auteurs concluent d'ailleurs en laissant la question complètement ouverte :
A very hard question to answer is whether labor unions and labor regulation introduce distortions that reduce welfare or whether they are a way of coordinating on a more desirable equilibrium with fewer hours worked. Since answering this question is difficult and the question is heavily politically charged, we won’t be surprised if the debate will continue for a long time with heated tones.
Certes. Mais leurs propres résultats apportent un argument de poids aux défenseurs du tant décrié "modèle social européen".