18 octobre 2005

Triple Bussereau 

François Bayrou réclame depuis longtemps l'introduction d'une dose de proportionnelle dans l'élection des députés. Exigence totalement désintéressée, dans la mesure où il est évident que l'UMP passera de bonne grâce en 2007 des accords électoraux avec un parti qui n'a cessé de canarder le gouvernement depuis au moins le début de l'année 2003.

Le PS revendique aussi une part de proportionnelle, même s'il s'était bien gardé de mettre en oeuvre ce point de son programme quand il était au pouvoir entre 1997 et 2002. [voir clarification sur ce point en fin de note] L'UMP, qui a bénéficié à plein du mécanisme du scrutin majoritaire en 2002, est bien entendu absolument contre. Mais les clameurs exigeant une Assemblée nationale plus "représentative" continuent de monter. Que faire? Envoyer un ministre écrire une tribune dans Le Figaro, bien sûr.

Et quelle tribune! On a rarement vu argumentation plus inepte dans les pages opinions du Figaro. Dans la mesure où des monuments d'honnêteté intellectuelle comme Alain-Gérard Slama, Alexis Brézet ou Guy Sorman écrivent régulièrement dans ces pages, la tâche n'était pas aisée. Mais Dominique Bussereau, sans doute envoyé au front à cause de l'adéquation entre ses attributions ministérielles et le sujet en question, parvient à faire pire.

Parce qu'il a une botte secrète et imparable, qui consiste à adopter une démarche en trois temps pour ridiculiser sa propre thèse, qui pouvait pourtant se défendre.

Cela commence avec l'enchaînement d'argument qui, pour être fréquemment employés, n'en sont pas tous néanmoins profondément contestables :
[A]vec un tel régime électoral [la proportionnelle], les élus dans leur majorité ne peuvent tenir leurs engagements auprès des électeurs : associé au scrutin de liste, le système à la proportionnelle les rend prisonniers de quelques dirigeants de leur parti, tout entier déterminés par la logique du pouvoir et non plus par son programme. Pour espérer se présenter aux élections suivantes, ils sont conduits à une stricte discipline de parti.
Oui, heureusement qu'il n'existe pas une "stricte discipline de parti" à l'Assemblée nationale. Heureusement aussi que le système des investitures ne rend pas largement les députés "prisonniers de quelques dirigeants de parti".

Bussereau poursuit sa dénonciation des méfaits de la proportionnelle avec un retour historique :
Maurice Duverger l'avait analysé avec pertinence dès les années 1950, les partis sont dépendants les uns des autres ; ils se tiennent car aucun ne peut accéder au pouvoir. Oui, c'est la dictature des partis qu'avait dénoncée, en son temps, le général de Gaulle.
Sauf que De Gaulle n'a pas parlé de "dictature des partis". Il dénonçait le "régime des partis" qu'était, selon lui, la IVe République. L'ironie est évidemment que la Ve République, façonné par et pour De Gaulle, est également devenu un régime des partis. Mais sans l'instabilité gouvernementale de la IVe, grâce à la conjonction du fait majoritaire créé par le second tour de l'élection présidentielle et du parlementarisme rationalisé. Ce paradoxe était très bien analysé dans une excellente émission du Bien Commun d'octobre 2004, avec Guy Carcassonne et Bastien François, émission qu'il est encore possible d'écouter aujourd'hui (lien Real Audio).

Le dernier argument employé est apparemment un peu plus solide. Le seul problème est que Bussereau l'utilise contre les mauvais adversaires :
Les Français connaissent [le] scrutin [majoritaire]; ils apprécient de pouvoir désigner eux-mêmes et d'apprendre à connaître leurs élus. Nous ne pouvons en dire autant du système qui a prévalu pour les Régions. Ce lien étroit entre le député et l'électeur garantit l'esprit de responsabilité du parlementaire mandaté pour élaborer la loi commune. Il est ancré dans son terroir et répondra de ses interventions.
Au-delà du fait que les élections cantonales utilisent également le système majoritaire et qu'il n'est pas évident que cela ait permis de développer considérablement l'esprit de responsabilité des conseillers généraux, l'argument s'évanouit largement si l'on prend en compte le fait que ni les responsables du PS (voir par exemple une contribution du secrétaire national et du délégué général aux instituions - pdf), ni ceux de l'UDF ne préconisent la proportionnelle intégrale : en général, ils défendent l'élection d'une petite part (le chiffre généralement avancé est de 10%) de députés selon un système de listes nationales. Cela laisserait certes en question la relation exacte des députés élus à la proportionnelle avec l'électorat. Mais le lien "étroit" entre député et électeurs serait conservé pour les 90% élus au système majoritaire. Cela nécessite-t-il de crier au "déni de démocratie"? Je ne le pense pas.

Notons que cet argument marque la fin de l'argumentaire "sérieux" de Bussereau. A partir du milieu du dernier paragraphe, Bussereau entre en effet de plain pied dans la quatrième dimension. D'une part, avec le recours à des hommes de paille tellement énormes qu'il ne parviendraient même pas à tromper un enfant de 5 ans ou un parlementaire de l'UMP :
Rien ne desservirait plus le politique qu'un mode de désignation s'approchant, en réalité, de la méthode des quotas utilisée par les sondeurs. Or, c'est bien l'argument premier de la proportionnelle : une représentation exacte de la société. Pourquoi pas alors la couleur de peau, la fortune ou le lieu de résidence comme principes de représentation électorale. Pourquoi même ne pas supprimer le vote ? Les sondages suffiront. Non, je ne m'y résous pas [...].
Preumsement, mais je me répète, ni Bayrou ni le PS ne préconisent une proportionnelle intégrale.

Deuzement, il est inexact d'affirmer que l'argument premier des partisans de la proportionnelle est qu'elle permettrait "une représentation exacte de la société" : l'argument premier est que la proportionnelle permettrait de mieux respecter le choix des électeurs, en attribuant à différents partis un nombre de députés plus proches de leur poids électoral réel. On peut certes affirmer que le mécanisme des listes permettrait de faire entrer plus de femmes, plus de noirs et plus d'habitants de Créteil à l'Assemblée nationale. Mais cela dépend avant tout des décisions des partis et ce n'est pas le but premier de la manoeuvre.

Et troizement, on se délectera de la fin de l'argumentaire qui offre une illustration particulièrement ridicule de la "défense Chewbacca" : si vous êtes pour le droit de vote, vous devez rejeter la proportionnelle!

D'autre part, pour terminer cette extraordinaire tribune dans le ridicule le plus total, Bussereau se croit obligé de faire un appel complètement gratuit à un grand penseur pour tenter de donner plus de poids à la thèse :
[Je] suis convaincu du rôle des partis, fondés sur des programmes et des valeurs partagées. Ils ne sauraient s'interposer entre l'électeur et le député désigné par le suffrage universel, mais, dans une société individualiste et libérale, nous avons besoin d'intermédiaires. Tocqueville, si visionnaire, nous avait prévenus, il y a fort longtemps, il y a 200 ans.
Admirons au passage la spéciosité de l'argumentaire : Bussereau a passé son texte à accuser les défenseurs de la proportionnelle de vouloir un retour au "régime des partis". Mais, en conclusion, il semble leur reprocher de vouloir supprimer tout intermédiaire entre l'électeur et le député!

Mais le plus beau est dans la référence à Tocqueville, dont on se demande d'autant plus ce qu'il vient faire dans le texte qu'il n'avait même pas trois mois en octobre 1805, "il y a fort longtemps, il y a 200 ans".

Add. (19/10) : en commentaires, Gus trouve que je critique injustement le Parti socialiste :
[C]a me fait vraiment tout drôle de me retrouver à défendre la ligne officielle du PS, mais il me semble que la proportionnelle était un apport des deloristes pour la campagne de 1995 (un article de l'Huma du 2/5/1995 semble me confirmer cela), et pas un engagement du PS de 1997 (mais je n'ai pas retrouvé les documents de campagne du PS pour 1997, je me trompe peut-être ?).
Cette intuition est confirmée par le programme du PS pour 1997 : la partie "Moderniser la vie politique" ne fait effectivement aucune référence à l'introduction d'une dose de proportionnelle. Les Verts ont essayé pendant la législature d'obtenir une réforme du mode de scrutin mais il semble bien que ce n'était pas une promesse de campagne des socialistes. Dont acte.